Je me retrouve donc à Rouyn à ma sortie des forces armées canadiennes, sans le sous. Je suis de retour au lac Beauchastel, à la maison. Mon père travaille toujours à la mine Noranda et ma mère est maintenant rentière.
Le temps d'un été, je me fais à l'idée de la vie civile, au fil des jours passés sur le plan d'eau, à pêcher des heures longues à la ligne morte. Papa me donne un tas de bois à fendre, je le fend le matin et l'après-midi c'est le lac.
Lorsque le temps est ennuagé et gris, il m'arrive de me servir du canoë, dans l'unique but de pagayer sous le vent et s'il le faut absolument, sous la pluie. J'aime les éléments et parfois je voyage ainsi, les yeux fermés, le regard tourné au ciel, un sourire béat sur les traits; c'est emporté par le souffle de l'orage que je glisse sur les vagues. La tourmente ne m.effraie pas, je prend plaisir à subir ses coups et ses contrecoups.
Mais quand des moutons apparaissent aux faîtes des vagues et que le vent se met à vouloir hurler, je me permet alors d'ouvrir les yeux pour me rapprocher de la côte, l'aviron sous le bras, planté dans l'eau à l'arrière et c'est souvent de cette manière que j'arrive sur une grève sablonneuse sinon une baie peu profonde où des herbes hautes ralentissent ma course pour me stopper complètement.
Puis, la fougue reprend, je pousse l'embarcation et je m'y glisse comme je le faisait autrefois, avec agilité et souplesse. Je suis prêt à l'effort, mes muscles se tendent et je me propulse enfin sur l'eau. De biais au vent, je traverse l'étendue du lac et je rejoins l'autre côté, le côté vierge, celui qui est dépourvu d'habitations,. Je sais que lorsque je serai de ce côté, je ne sentirai plus le vent, il y aura peu ou pas de vagues à cet endroit.
La forêt ici, me protège car grâce au rempart qu'elle m'offre, je me faufile jusqu'à être en face de la demeure familiale.
Il s'est écoulé deux bonne heures depuis mon départ. Une dernière fois mais cette fois-ci avec le vent dans le dos, je quitte le couvert de la forêt et je file le plus droit possible vers le quai, ce point noir là-bas qui semble me narguer... Je prend peur au milieu du lac, là où le vent frappe de plein fouet, là où il est le plus fort. L'expérience revient peu à peu, elle me dicte de rester calme. Je m'habitue à cette force naturelle et je me plie bientôt à sa volonté, à présent sûr de me rendre au pont noir, entrevu tout à l'heure, entre deux bordées de pluie. Et c'est à force de guider le canoë avec la pagaie que je finis par accoster au quai.
J'aperçois la maison. Je ressens déjà sa chaleur sur moi, je me vois debout devant la cuisinière à bois, à me frotter les mains juste au-dessus de sa masse tandis que maman s'en va quérir une serviette longue afin que je puisse me sécher tranquillement....
Nous sommes à la fin de l'été de 1979. Je ne le sais pas encore mais je vais quitter l'Abitibi. Un autre hiver et je me retrouverai à Saint-Hubert, à la base des forces armées canadiennes, là où Claude, mon frère, travaille. Je suis le premier des quatre frères a avoir quitté les rangs de l'armée. Frérot est mécanicien et soldat tout comme moi je l'étais. Il en va de même pour Richard.
Daniel, quant à lui, est celui qui a fait le premier pas. Il s'est engagé avant nous, pour rejoindre le Royal 22e Régiment canadien français, à Val-Cartier, non loin de la ville de Québec. C'est le seul de nous quatre qui a choisi cette orientation. Je pense que de nous tous, il était le plus en forme. Il est vrai qu'il est le seul à s'être levé tous les samedis matins, pendant des années, pour aller jouer des parties de hockey. Plus tard, dans l'armée, il s'est révélé un excellent gardien de but. J'ai su tout cela par ses amis, non pas de sa bouche. Peu loquace sur ses faits d'armes et ses exploits, mon frère.
J'ai laissé passé l'hiver suivant, j'ai pris l'autobus pour Montréal et je me suis retrouvé sur la rive-sud, dans le vieux Longueuil d'abord puis chez Claude, à la base des forces armées canadiennes de Saint-Hubert. Après quelques années dans le militaire, la liberté d'action augmente; on nous laisse choisir de vivre sur la base ou hors base. Claude avait choisi de rester sur la base, ce faisant, on lui avait remis la clef d'une grande chambre dans le quartier des non officiers.
De cette chambre, j'ai exploré les environs et les centres d'emplois, surtout. Je cherchais un travail manuel, sans plus. Recommencer sa vie n'est pas chose aisée mais je suis de l'espèce humaine et à cet égard, je me compare à un caméléon : Je m'adapte rapidement à un nouvel environnement. Certes, je ne change pas de couleur mais je me retrouve vite à l'aise en territoire inconnu.
Les journaux locaux demeurent une bonne source d'informations à cette époque. Mais c'est au centre d'emplois fédéral que je finis par découvrir un job, après trois semaines de démarches infructueuses. Ils ont besoin d'un préposé à l'entretien dans une usine de Boucherville, au nord de Longueuil. En autobus, celui représente une heure et demie de trajet. En taxi, quinze minutes. Je n'ai pas les moyens de m'offrir un taxi et je me souviens encore de l'heure de ma rencontre avec le superviseur de la production: 15h30. Un peu tard pour une entrevue peut-être mais je suis là et bien là, en mode attaque silencieuse, prêt à toute éventualité.
«As-tu fait du temps?
- Vous voulez dire, en prison? Non, j'ai pas eu à connaître ça.
- Sérieux?
- Sérieux.
- Comme ça, tu sors de l'armée! De quel endroit, au juste? Il avait commencé la lecture du CV.
- De Toronto. La base de Downsview, dans le nord de la ville...
- Ah, bon? Et tu y faisais quoi?
- En tous les cas, pas la guerre! Ah, ah, ah!»
Mon interlocuteur reste de marbre. Je me reprend:
«Pompier. J'étais pompier de structures et d'aéronefs là-bas. Mais j'ai refusé de signer pour faire carrière. Après cinq années, il faut faire un choix. J'ai choisi de retourner au Civil. On a bien voulu me décerner un certificat de libération honorable pour la circonstance et me voici aujourd'hui, en face de vous, à attendre que vous me disiez ce que j'aurai à faire, demain matin.»
L'homme a les sourcils arqués à l'extrême, il me regarde, épouvanté.
«Eh! Wôh, mon Bidou! J'ai pas encore aborder le sujet que le sujet se met à aller de l'avant, lui! T'es vite en affaires, toi! Bon. Sérieux. Oui, j'ai besoin de quelqu'un pour tenir mon usine propre. J'ai quarante heures d'ouvrage pour toi si tu me dis que t'es capable d'être ici tous les matins, à huit heure. Autrement...
- Pas de problème pour huit heures. Je vais être au poste, craignez pas!
- O.K. C'est un deal. Je te veux ici demain, huit heures pile.
- Je vous remercie beaucoup! Merci, monsieur!»
Un mois plus tard, je disais merci à Claude pour son hospitalité et j'emménageais dans un grand trois pièces et demi meublé sur le boulevard Curé-Poirier, à Longueuil. Nous allons continuer à nous visiter, j'irai souvent le rejoindre au club des sous-officier de la base, pour y boire une bonne bière autour d'une table de billard Boston.
C'est à peu près à cette époque de ma vie d'homme d'entretien que la direction de Cancoat Papers m'offre de travailler au service de la Réception/Expédition. Le «Shipper» a mis les voiles m'a t'on dit.
«Il faut que tu prépares les commandes de papier photocopieur. Il y a tant de palettes à envoyer à Toronto et tant à expédier aux États-Unis. Tu es familier avec un camion à fourchettes? J'ai fait signe que oui même si ce n'était pas du tout le cas. Il poursuit:
- On a des camions à pinces aussi...
- Ah oui?
- Oui. Ils servent à transporter nos rouleaux de papier vers les machines à découper.
- J'apprendrai...
- À t'en servir? T'as besoin d'apprendre vite: Nous devrions recevoir tout un camion-remorque de rouleaux après-demain.
- On parle de nouvelles responsabilités, là...
- Je te donne deux piastres de l'heure de plus. Si tu fais l'affaire, on peut se reparler. Tu es d'accord?»
J'ai répondu par l'affirmative. Le lendemain, j'ai pris connaissance de la liste des transporteurs utilisés par la compagnie et j'ai convenu de rendez-vous avec ces messieurs les représentants sur route. Ils m'expliqueraient le fonctionnement de ce secteur qu'est le domaine du transport, la logistique à appliquer dans telle ou telle circonstance et pour tel ou tel envoi précis, toute la poutine, quoi! Il m'a fallu apprendre à conduire les deux types de camion en un temps deux mouvements. À force de vider et de remplir les boîtes des camions-tracteurs qui s'amenaient, des boîtes de 53 pieds (seize mètres et demi) la plupart du temps, j'ai appris les manœuvres sur le tas. Heureusement, il n'y eu pas eu de bris de machinerie ni de boîtes au fil des semaines qui suivirent et j'ai pu ajouter cette corde à mon arc sur mon CV. L'entreprise avait le vent dans les voiles et ses exportations gagnaient en importance. Je ne compte plus les heures passées à réceptionner des matériaux et à en envoyer partout dans le monde, c'est à dire au Maroc et en Algérie, surtout. J'ai mis un peu plus de temps à saisir les rouages de la logistique internationale mais une fois cet obstacle surpassé, une routine s'est établie. Je faisais des heures supplémentaires en masse, tellement qu'à un certain moment, il m'a fallu apporter un sac-de couchage, un oreiller et un lit de camp acheté dans un surplus d'armée local pour venir à bout de faire rouler le service Réception/Expédition. Mais j'étais célibataire et j'étais disponible pour la tâche. Au bout de six à ce rythme d'enfer toutefois, j'ai fini par pendre de la langue et j'ai laissé entendre au patron qu'il se pourrait qu'il ait à me trouver un remplaçant. J'avouais être à bout de souffle.
«Donnez-moi de l'aide et je pourrai garder le cap, c'est tout.
- Non, Yves. Tu vas plutôt prendre un des gars de la Production et tu vas le former à tes tâches. Une fois qu'il est prêt à prendre la relève, toi tu t'en viens au service de la Production.
- Au service de la Production? Es-tu malade? (Oui, je suis lié à ce point à mon directeur général.)
- C'est pour mon équipe du soir. Les gars ont perdu Guy pour un bout, je le crains et il me faut quelqu'un qui soit à l'aise avec eux. Je t'ai vu aller pendant la pause, quand la Cantine est sur place. Ils te fileraient tous leurs chemises, s'ils le pouvaient. C'était vrai, j'étais de bonne entente avec tous... Camille a remarqué le haussement de mon sourcil droit. Tu as une question?
- Oui. Je suis d'accord pour le transfert vers la Production mais avant de me placer superviseur, je veux pouvoir travailler sur la ligne de production, avec les gars.
- Pourquoi tu ferais cela? T'as pas à te mettre à leur place, je comprends pas, là.
C'était son côté européen qui prenait le dessus, ça se voyait.
- Justement. Je veux savoir de quoi il retourne. Si je suis pour questionner les manœuvres, il vaut mieux que je connaisse les tenants et aboutissants de la fonction occupée!
- Monsieur est un gros liseux (lecteur)!
- Oui et puis, pas rien qu'un peu! J'espère que cela ne te dérange pas (Sérieux, je fabule ici.).
- O.k. On s'enligne comme ça. Tu choisis ton homme pour te remplacer, tu l'emmènes à la Réception/Expédition, tu lui montres tout ce qu'il y a à connaître sur le job. Il te remplace et tu pars travailler sur le quart de soir, avec Bastien et les autres.
- Le temps que je sache combien de rouleaux de papiers photocopieurs sont produits actuellement et...
- Douze cent aux huit heures.
- Bon. Et bien, je te dis salut, Camille. Faut que j'aille travailler, en attendant de passer à la prochaine étape.
- Oui, c'est ça, dit Camille, de retour, déjà, à la paperasse encombrante qui traîne sur son bureau. Avant la prochaine étape»...
Je suis allé sur la ligne de production et après un bout de temps avec les gars, j'ai pris la relève en tant que superviseur du département. Donald ferait l'affaire à la Réception/Expédition. C'était un ancien camionneur, de ceux qui font beaucoup de route, de la «longue distance». Il avait voulu se retrouver en famille et il s'était retrouvé ici à Boucherville, dans une usine de papier photocopieur. Moi, j'ai pris plaisir à travailler avec les gars de la Production. C'était un bon groupe de personnes et il était facile de vivre avec eux dans cet environnement. Une fois la production journalière atteinte, je laissais l'équipe partir et je poinçonnais leurs cartes à minuit pile. Parfois, je finissais la veillée en compagnon de Donald et j'aidais à charger et à décharger les camions-remorques.
Ainsi, j'empochais de belles paies régulièrement, le patron était content et les gars aussi! Mais cela ne dura pas. Un jour, Camille m'a fait venir dans son bureau et il m'a annoncé tout bonnement qu'il quittait la compagnie pour de meilleurs cieux, qu'un remplaçant arriverait la semaine suivant d'Algérie pour prendre les rênes à titre de directeur-général et que je serais appeler le nouveau cadre dans sa fonction. Ce dernier se révéla un bourreau de travail plutôt avare de paroles mais toujours à demander une hausse des quotas de production.
Au début, ce fut une joie de rendre le service d'augmenter la production car tous étaient d'accord pour faire du temps supplémentaire. Six mois après, c'était la dégringolade.
Les gars tombaient malades et n'étaient pas remplacés, d'autres quittaient sans dire un mot.
Ceux-là étaient remplacés avec l'assentiment de l'Algérien, à cette condition que je ne pouvais procéder à l'embauche d'anciens détenus; un jour par contre, fatigué de perdre mes gars, j'ai dis oui à un ancien détenu et jamais je n'ai regretté d'avoir outrepasser la consigne du patron. Ce fut un de mes meilleurs opérateurs de machine à couper!
Le patron continuait à me mettre de la pression pour augmenter la production annuelle. Les clients, disait-il, ne peuvent pas attendre. Il faut produire, produire et produire!
Une rencontre avec le collègue qui supervise l'équipe de jour nous amène à nous poser des questions sur les motivations réelles du nouveau patron. Il veut hausser la production, il ne prévoit pas de remplacement de personnel et parle même de diminuer le temps supplémentaire effectués par les hommes pour rejoindre l'objectif visé par la compagnie De plus, il laisse entendre que si nous ne rejoignons pas les prévisions souhaitées il se peut qu'une décision finale survienne : Une fermeture!
Une réunion avec le directeur-général a suivi cette discussion. D'un commun accord, nous avons tous les deux convenus de faire une demande d'ajout de personnel afin de palier au plus pressant.
Nos hommes risquaient à tout moment de rompre l'ardeur qu'il mettaient au travail, fatigués qu'ils étaient de faire des heures supplémentaires. Certains se plaignaient même de ne plus voir leurs familles et menaçaient presque de claquer la porte. La plupart se résignait à leur sort mais il était évident que cela aussi changerait si la situation persistait à se dégrader ainsi.
Nous avons essuyer un refus catégorique. La compagnie ne pouvait se permettre d'augmenter les effectifs à court terme et il n'était donc pas question de budgéter de main-d'œuvre, point à la ligne.
Débinés, nous sommes sortis du bureau du directeur sans dire un mot de plus. Il fallait faire quelque chose pour nous sortir de cette impasse avec l'administration. Le surlendemain, nous avons réunis les gars des deux équipes, un résumé de la rencontre patronale plus tard, nous recevions le mandat de présenter notre cause à un représentant syndical. Wow!
Que s'est-il produit après? La compagnie a fermé boutique! Oui. Nous nous sommes tous retrouvés sans emploi, du jour au lendemain. Je n'ai pas eu droit à l'assurance-emploi, étant l'instigateur de la démarche syndicale et parce que l'employeur n'a jamais permis le retour de ses employés, ceux-ci ont tous eu la même réponse: Nada. Niet. Je me suis donc résigné à me présenter à l'Aide Sociale, une aide financière de dernier recours si on le dit de façon polie... Le gouvernement québécois alloue un montant fixe mensuellement, suffisant pour subvenir aux besoins des personnes aux prises avec des difficultés financières. Le hic, c'est que je ne me suis pas résigné tout de suite à rejoindre les rangs des assistés sociaux, j'ai attendu un peu trop longtemps avant de faire le pas et je me suis mis carrément dans une belle merde avec tout le monde. Je parle ici des fournisseurs de services, à commencer par celui du logement puis les services d'électricité et de chauffage, le téléphone, etc. Loin de m'aider, je nuisais à mon avenir. Bof!
Quand on est jeune, on fini par apprendre à ses dépens. Quand même bien quelqu'un s'avancerait pour éclairer ta lanterne au sujet de ce que tu es en train de vivre...
Je suis sans le sous et je peine à me sortir de ce bourbier. Je garde l'espoir et c'est qui me pousse à me rendre presque tous les jours au centre local d'emplois, pour voir les offres et rester aux aguets d'une bonne «fiole», du job de rêve. À présent que je n'ai plus les moyens de voyager en autobus, j'arpente les rues à pied.
«Eh! Yves! Qu'est ce que tu fais sur ma rue? T'es venu me voir?»
Le temps de lever les yeux, je reconnais le visage familier de Ghislain, le gars que j'ai embauché malgré la consigne, cet ancien détenu devenu mon meilleur opérateur. «Ghislain! Salut, mon gars! Tu dis que je suis sur ta rue, tu habites le quartier?
- Oui! Ici même, dit-il, en pointant l'index vers un six-logements beige, à deux pas de nous. Et bien, tu parles d'une belle rencontre. Viens!
- Où ça?
- Chez-nous, voyons! Faut que je te présente à Carole, ma femme. Tu vas voir, elle sait recevoir son monde, crains pas.
- J'ai pas de crainte du tout mais je veux surtout pas m'imposer chez toi, là!
- Arrête ou je te bats.», réplique Ghislain, tout souriant.
Ce jour-là, je suis resté pour le souper. On m'a offert une assiette pleine à ras bord de pommes de terres pilées, avec pour compagnes, deux grosses tranches d'un magnifique jambon et des carottes!
Carole et Ghislain, je vous remercie beaucoup pour ce bon repas. J'ai puisé dans votre geste la force de continuer la lutte pour la survie, votre humanité me touche énormément. Dans l'adversité, j'ai rencontré de bonnes et honnêtes gens; de cela, je me souviendrai toujours.
Une autre page de ma vie débute, je retourne bientôt en Abitibi-Témiscamingue...
Le temps d'un été, je me fais à l'idée de la vie civile, au fil des jours passés sur le plan d'eau, à pêcher des heures longues à la ligne morte. Papa me donne un tas de bois à fendre, je le fend le matin et l'après-midi c'est le lac.
Lorsque le temps est ennuagé et gris, il m'arrive de me servir du canoë, dans l'unique but de pagayer sous le vent et s'il le faut absolument, sous la pluie. J'aime les éléments et parfois je voyage ainsi, les yeux fermés, le regard tourné au ciel, un sourire béat sur les traits; c'est emporté par le souffle de l'orage que je glisse sur les vagues. La tourmente ne m.effraie pas, je prend plaisir à subir ses coups et ses contrecoups.
Mais quand des moutons apparaissent aux faîtes des vagues et que le vent se met à vouloir hurler, je me permet alors d'ouvrir les yeux pour me rapprocher de la côte, l'aviron sous le bras, planté dans l'eau à l'arrière et c'est souvent de cette manière que j'arrive sur une grève sablonneuse sinon une baie peu profonde où des herbes hautes ralentissent ma course pour me stopper complètement.
Puis, la fougue reprend, je pousse l'embarcation et je m'y glisse comme je le faisait autrefois, avec agilité et souplesse. Je suis prêt à l'effort, mes muscles se tendent et je me propulse enfin sur l'eau. De biais au vent, je traverse l'étendue du lac et je rejoins l'autre côté, le côté vierge, celui qui est dépourvu d'habitations,. Je sais que lorsque je serai de ce côté, je ne sentirai plus le vent, il y aura peu ou pas de vagues à cet endroit.
La forêt ici, me protège car grâce au rempart qu'elle m'offre, je me faufile jusqu'à être en face de la demeure familiale.
Il s'est écoulé deux bonne heures depuis mon départ. Une dernière fois mais cette fois-ci avec le vent dans le dos, je quitte le couvert de la forêt et je file le plus droit possible vers le quai, ce point noir là-bas qui semble me narguer... Je prend peur au milieu du lac, là où le vent frappe de plein fouet, là où il est le plus fort. L'expérience revient peu à peu, elle me dicte de rester calme. Je m'habitue à cette force naturelle et je me plie bientôt à sa volonté, à présent sûr de me rendre au pont noir, entrevu tout à l'heure, entre deux bordées de pluie. Et c'est à force de guider le canoë avec la pagaie que je finis par accoster au quai.
J'aperçois la maison. Je ressens déjà sa chaleur sur moi, je me vois debout devant la cuisinière à bois, à me frotter les mains juste au-dessus de sa masse tandis que maman s'en va quérir une serviette longue afin que je puisse me sécher tranquillement....
Nous sommes à la fin de l'été de 1979. Je ne le sais pas encore mais je vais quitter l'Abitibi. Un autre hiver et je me retrouverai à Saint-Hubert, à la base des forces armées canadiennes, là où Claude, mon frère, travaille. Je suis le premier des quatre frères a avoir quitté les rangs de l'armée. Frérot est mécanicien et soldat tout comme moi je l'étais. Il en va de même pour Richard.
Daniel, quant à lui, est celui qui a fait le premier pas. Il s'est engagé avant nous, pour rejoindre le Royal 22e Régiment canadien français, à Val-Cartier, non loin de la ville de Québec. C'est le seul de nous quatre qui a choisi cette orientation. Je pense que de nous tous, il était le plus en forme. Il est vrai qu'il est le seul à s'être levé tous les samedis matins, pendant des années, pour aller jouer des parties de hockey. Plus tard, dans l'armée, il s'est révélé un excellent gardien de but. J'ai su tout cela par ses amis, non pas de sa bouche. Peu loquace sur ses faits d'armes et ses exploits, mon frère.
J'ai laissé passé l'hiver suivant, j'ai pris l'autobus pour Montréal et je me suis retrouvé sur la rive-sud, dans le vieux Longueuil d'abord puis chez Claude, à la base des forces armées canadiennes de Saint-Hubert. Après quelques années dans le militaire, la liberté d'action augmente; on nous laisse choisir de vivre sur la base ou hors base. Claude avait choisi de rester sur la base, ce faisant, on lui avait remis la clef d'une grande chambre dans le quartier des non officiers.
De cette chambre, j'ai exploré les environs et les centres d'emplois, surtout. Je cherchais un travail manuel, sans plus. Recommencer sa vie n'est pas chose aisée mais je suis de l'espèce humaine et à cet égard, je me compare à un caméléon : Je m'adapte rapidement à un nouvel environnement. Certes, je ne change pas de couleur mais je me retrouve vite à l'aise en territoire inconnu.
Les journaux locaux demeurent une bonne source d'informations à cette époque. Mais c'est au centre d'emplois fédéral que je finis par découvrir un job, après trois semaines de démarches infructueuses. Ils ont besoin d'un préposé à l'entretien dans une usine de Boucherville, au nord de Longueuil. En autobus, celui représente une heure et demie de trajet. En taxi, quinze minutes. Je n'ai pas les moyens de m'offrir un taxi et je me souviens encore de l'heure de ma rencontre avec le superviseur de la production: 15h30. Un peu tard pour une entrevue peut-être mais je suis là et bien là, en mode attaque silencieuse, prêt à toute éventualité.
«As-tu fait du temps?
- Vous voulez dire, en prison? Non, j'ai pas eu à connaître ça.
- Sérieux?
- Sérieux.
- Comme ça, tu sors de l'armée! De quel endroit, au juste? Il avait commencé la lecture du CV.
- De Toronto. La base de Downsview, dans le nord de la ville...
- Ah, bon? Et tu y faisais quoi?
- En tous les cas, pas la guerre! Ah, ah, ah!»
Mon interlocuteur reste de marbre. Je me reprend:
«Pompier. J'étais pompier de structures et d'aéronefs là-bas. Mais j'ai refusé de signer pour faire carrière. Après cinq années, il faut faire un choix. J'ai choisi de retourner au Civil. On a bien voulu me décerner un certificat de libération honorable pour la circonstance et me voici aujourd'hui, en face de vous, à attendre que vous me disiez ce que j'aurai à faire, demain matin.»
L'homme a les sourcils arqués à l'extrême, il me regarde, épouvanté.
«Eh! Wôh, mon Bidou! J'ai pas encore aborder le sujet que le sujet se met à aller de l'avant, lui! T'es vite en affaires, toi! Bon. Sérieux. Oui, j'ai besoin de quelqu'un pour tenir mon usine propre. J'ai quarante heures d'ouvrage pour toi si tu me dis que t'es capable d'être ici tous les matins, à huit heure. Autrement...
- Pas de problème pour huit heures. Je vais être au poste, craignez pas!
- O.K. C'est un deal. Je te veux ici demain, huit heures pile.
- Je vous remercie beaucoup! Merci, monsieur!»
Un mois plus tard, je disais merci à Claude pour son hospitalité et j'emménageais dans un grand trois pièces et demi meublé sur le boulevard Curé-Poirier, à Longueuil. Nous allons continuer à nous visiter, j'irai souvent le rejoindre au club des sous-officier de la base, pour y boire une bonne bière autour d'une table de billard Boston.
C'est à peu près à cette époque de ma vie d'homme d'entretien que la direction de Cancoat Papers m'offre de travailler au service de la Réception/Expédition. Le «Shipper» a mis les voiles m'a t'on dit.
«Il faut que tu prépares les commandes de papier photocopieur. Il y a tant de palettes à envoyer à Toronto et tant à expédier aux États-Unis. Tu es familier avec un camion à fourchettes? J'ai fait signe que oui même si ce n'était pas du tout le cas. Il poursuit:
- On a des camions à pinces aussi...
- Ah oui?
- Oui. Ils servent à transporter nos rouleaux de papier vers les machines à découper.
- J'apprendrai...
- À t'en servir? T'as besoin d'apprendre vite: Nous devrions recevoir tout un camion-remorque de rouleaux après-demain.
- On parle de nouvelles responsabilités, là...
- Je te donne deux piastres de l'heure de plus. Si tu fais l'affaire, on peut se reparler. Tu es d'accord?»
J'ai répondu par l'affirmative. Le lendemain, j'ai pris connaissance de la liste des transporteurs utilisés par la compagnie et j'ai convenu de rendez-vous avec ces messieurs les représentants sur route. Ils m'expliqueraient le fonctionnement de ce secteur qu'est le domaine du transport, la logistique à appliquer dans telle ou telle circonstance et pour tel ou tel envoi précis, toute la poutine, quoi! Il m'a fallu apprendre à conduire les deux types de camion en un temps deux mouvements. À force de vider et de remplir les boîtes des camions-tracteurs qui s'amenaient, des boîtes de 53 pieds (seize mètres et demi) la plupart du temps, j'ai appris les manœuvres sur le tas. Heureusement, il n'y eu pas eu de bris de machinerie ni de boîtes au fil des semaines qui suivirent et j'ai pu ajouter cette corde à mon arc sur mon CV. L'entreprise avait le vent dans les voiles et ses exportations gagnaient en importance. Je ne compte plus les heures passées à réceptionner des matériaux et à en envoyer partout dans le monde, c'est à dire au Maroc et en Algérie, surtout. J'ai mis un peu plus de temps à saisir les rouages de la logistique internationale mais une fois cet obstacle surpassé, une routine s'est établie. Je faisais des heures supplémentaires en masse, tellement qu'à un certain moment, il m'a fallu apporter un sac-de couchage, un oreiller et un lit de camp acheté dans un surplus d'armée local pour venir à bout de faire rouler le service Réception/Expédition. Mais j'étais célibataire et j'étais disponible pour la tâche. Au bout de six à ce rythme d'enfer toutefois, j'ai fini par pendre de la langue et j'ai laissé entendre au patron qu'il se pourrait qu'il ait à me trouver un remplaçant. J'avouais être à bout de souffle.
«Donnez-moi de l'aide et je pourrai garder le cap, c'est tout.
- Non, Yves. Tu vas plutôt prendre un des gars de la Production et tu vas le former à tes tâches. Une fois qu'il est prêt à prendre la relève, toi tu t'en viens au service de la Production.
- Au service de la Production? Es-tu malade? (Oui, je suis lié à ce point à mon directeur général.)
- C'est pour mon équipe du soir. Les gars ont perdu Guy pour un bout, je le crains et il me faut quelqu'un qui soit à l'aise avec eux. Je t'ai vu aller pendant la pause, quand la Cantine est sur place. Ils te fileraient tous leurs chemises, s'ils le pouvaient. C'était vrai, j'étais de bonne entente avec tous... Camille a remarqué le haussement de mon sourcil droit. Tu as une question?
- Oui. Je suis d'accord pour le transfert vers la Production mais avant de me placer superviseur, je veux pouvoir travailler sur la ligne de production, avec les gars.
- Pourquoi tu ferais cela? T'as pas à te mettre à leur place, je comprends pas, là.
C'était son côté européen qui prenait le dessus, ça se voyait.
- Justement. Je veux savoir de quoi il retourne. Si je suis pour questionner les manœuvres, il vaut mieux que je connaisse les tenants et aboutissants de la fonction occupée!
- Monsieur est un gros liseux (lecteur)!
- Oui et puis, pas rien qu'un peu! J'espère que cela ne te dérange pas (Sérieux, je fabule ici.).
- O.k. On s'enligne comme ça. Tu choisis ton homme pour te remplacer, tu l'emmènes à la Réception/Expédition, tu lui montres tout ce qu'il y a à connaître sur le job. Il te remplace et tu pars travailler sur le quart de soir, avec Bastien et les autres.
- Le temps que je sache combien de rouleaux de papiers photocopieurs sont produits actuellement et...
- Douze cent aux huit heures.
- Bon. Et bien, je te dis salut, Camille. Faut que j'aille travailler, en attendant de passer à la prochaine étape.
- Oui, c'est ça, dit Camille, de retour, déjà, à la paperasse encombrante qui traîne sur son bureau. Avant la prochaine étape»...
Je suis allé sur la ligne de production et après un bout de temps avec les gars, j'ai pris la relève en tant que superviseur du département. Donald ferait l'affaire à la Réception/Expédition. C'était un ancien camionneur, de ceux qui font beaucoup de route, de la «longue distance». Il avait voulu se retrouver en famille et il s'était retrouvé ici à Boucherville, dans une usine de papier photocopieur. Moi, j'ai pris plaisir à travailler avec les gars de la Production. C'était un bon groupe de personnes et il était facile de vivre avec eux dans cet environnement. Une fois la production journalière atteinte, je laissais l'équipe partir et je poinçonnais leurs cartes à minuit pile. Parfois, je finissais la veillée en compagnon de Donald et j'aidais à charger et à décharger les camions-remorques.
Ainsi, j'empochais de belles paies régulièrement, le patron était content et les gars aussi! Mais cela ne dura pas. Un jour, Camille m'a fait venir dans son bureau et il m'a annoncé tout bonnement qu'il quittait la compagnie pour de meilleurs cieux, qu'un remplaçant arriverait la semaine suivant d'Algérie pour prendre les rênes à titre de directeur-général et que je serais appeler le nouveau cadre dans sa fonction. Ce dernier se révéla un bourreau de travail plutôt avare de paroles mais toujours à demander une hausse des quotas de production.
Au début, ce fut une joie de rendre le service d'augmenter la production car tous étaient d'accord pour faire du temps supplémentaire. Six mois après, c'était la dégringolade.
Les gars tombaient malades et n'étaient pas remplacés, d'autres quittaient sans dire un mot.
Ceux-là étaient remplacés avec l'assentiment de l'Algérien, à cette condition que je ne pouvais procéder à l'embauche d'anciens détenus; un jour par contre, fatigué de perdre mes gars, j'ai dis oui à un ancien détenu et jamais je n'ai regretté d'avoir outrepasser la consigne du patron. Ce fut un de mes meilleurs opérateurs de machine à couper!
Le patron continuait à me mettre de la pression pour augmenter la production annuelle. Les clients, disait-il, ne peuvent pas attendre. Il faut produire, produire et produire!
Une rencontre avec le collègue qui supervise l'équipe de jour nous amène à nous poser des questions sur les motivations réelles du nouveau patron. Il veut hausser la production, il ne prévoit pas de remplacement de personnel et parle même de diminuer le temps supplémentaire effectués par les hommes pour rejoindre l'objectif visé par la compagnie De plus, il laisse entendre que si nous ne rejoignons pas les prévisions souhaitées il se peut qu'une décision finale survienne : Une fermeture!
Une réunion avec le directeur-général a suivi cette discussion. D'un commun accord, nous avons tous les deux convenus de faire une demande d'ajout de personnel afin de palier au plus pressant.
Nos hommes risquaient à tout moment de rompre l'ardeur qu'il mettaient au travail, fatigués qu'ils étaient de faire des heures supplémentaires. Certains se plaignaient même de ne plus voir leurs familles et menaçaient presque de claquer la porte. La plupart se résignait à leur sort mais il était évident que cela aussi changerait si la situation persistait à se dégrader ainsi.
Nous avons essuyer un refus catégorique. La compagnie ne pouvait se permettre d'augmenter les effectifs à court terme et il n'était donc pas question de budgéter de main-d'œuvre, point à la ligne.
Débinés, nous sommes sortis du bureau du directeur sans dire un mot de plus. Il fallait faire quelque chose pour nous sortir de cette impasse avec l'administration. Le surlendemain, nous avons réunis les gars des deux équipes, un résumé de la rencontre patronale plus tard, nous recevions le mandat de présenter notre cause à un représentant syndical. Wow!
Que s'est-il produit après? La compagnie a fermé boutique! Oui. Nous nous sommes tous retrouvés sans emploi, du jour au lendemain. Je n'ai pas eu droit à l'assurance-emploi, étant l'instigateur de la démarche syndicale et parce que l'employeur n'a jamais permis le retour de ses employés, ceux-ci ont tous eu la même réponse: Nada. Niet. Je me suis donc résigné à me présenter à l'Aide Sociale, une aide financière de dernier recours si on le dit de façon polie... Le gouvernement québécois alloue un montant fixe mensuellement, suffisant pour subvenir aux besoins des personnes aux prises avec des difficultés financières. Le hic, c'est que je ne me suis pas résigné tout de suite à rejoindre les rangs des assistés sociaux, j'ai attendu un peu trop longtemps avant de faire le pas et je me suis mis carrément dans une belle merde avec tout le monde. Je parle ici des fournisseurs de services, à commencer par celui du logement puis les services d'électricité et de chauffage, le téléphone, etc. Loin de m'aider, je nuisais à mon avenir. Bof!
Quand on est jeune, on fini par apprendre à ses dépens. Quand même bien quelqu'un s'avancerait pour éclairer ta lanterne au sujet de ce que tu es en train de vivre...
Je suis sans le sous et je peine à me sortir de ce bourbier. Je garde l'espoir et c'est qui me pousse à me rendre presque tous les jours au centre local d'emplois, pour voir les offres et rester aux aguets d'une bonne «fiole», du job de rêve. À présent que je n'ai plus les moyens de voyager en autobus, j'arpente les rues à pied.
«Eh! Yves! Qu'est ce que tu fais sur ma rue? T'es venu me voir?»
Le temps de lever les yeux, je reconnais le visage familier de Ghislain, le gars que j'ai embauché malgré la consigne, cet ancien détenu devenu mon meilleur opérateur. «Ghislain! Salut, mon gars! Tu dis que je suis sur ta rue, tu habites le quartier?
- Oui! Ici même, dit-il, en pointant l'index vers un six-logements beige, à deux pas de nous. Et bien, tu parles d'une belle rencontre. Viens!
- Où ça?
- Chez-nous, voyons! Faut que je te présente à Carole, ma femme. Tu vas voir, elle sait recevoir son monde, crains pas.
- J'ai pas de crainte du tout mais je veux surtout pas m'imposer chez toi, là!
- Arrête ou je te bats.», réplique Ghislain, tout souriant.
Ce jour-là, je suis resté pour le souper. On m'a offert une assiette pleine à ras bord de pommes de terres pilées, avec pour compagnes, deux grosses tranches d'un magnifique jambon et des carottes!
Carole et Ghislain, je vous remercie beaucoup pour ce bon repas. J'ai puisé dans votre geste la force de continuer la lutte pour la survie, votre humanité me touche énormément. Dans l'adversité, j'ai rencontré de bonnes et honnêtes gens; de cela, je me souviendrai toujours.
Une autre page de ma vie débute, je retourne bientôt en Abitibi-Témiscamingue...