samedi 10 août 2013

L'autre ferme

Monsieur Sigouin a tenu parole. Laissé seul sur la rue Principale d'Earlton avec pour seul bagage mon havre-sac, je me tourne vers le restaurant et y entre. J'ai pris un café, un deuxième. Je terminais le troisième quand un homme est entré à son tour. Sitôt la porte refermée, il s'est tourné vers l'assistance, c'est à dire vers la serveuse et moi puis il a demandé :
"J'ai besoin d'une paire de bras. T'es occupé? Are you busy? 
- Je suis pas occupé du tout. Si vous le voulez, je vous suis tout de suite!
- Bon. Eh bien, amènes-toi! Pas de temps à perdre à jaser...."
Déjà, il empoigne la poignée de la porte.
Ce faisant, il se retourne vers la serveuse et dit :
"Il vient tout juste d'arriver, hein?
- Oui, Roland. À peine une demi-heure. 
- Merci, Linda. Je te revaudrai ça!"
La serveuse avait appelé l'homme à mon insu et lui avait dit à propos de moi. La main-d’œuvre était donc si rare?
Je me suis levé et j'ai suivi Roland. Il se dirigeait vers son camion, un gros Ford rouge de l'année, une caisse arrière de deux mètres et un moteur mais un de ces moteurs! Jamais je n'avais roulé dans pareil monstre. Impressionné, j'espérais la suite des événements...

Une fois sur l'autoroute, l'homme a dit :
"Je te donne cent piastres par semaine. T'es logé et nourri du lundi au vendredi. La fin de semaine, tu fais ce que tu veux mais il faut que tu sois à la ferme dimanche en soirée, avant dix heures, parce que la journée commence tôt le lundi.
- Vous voulez dire à cinq heures?
- Tu connais la routine? T'as déjà fait le train?
- Oui.
- Tu as de l'expérience?
- Un peu.
- Bon, En tous les cas, bienvenue chez nous!"
Plus un mot n'a été dit après cette brève conversation. Le camion a fini par quitter l'autoroute quarante minutes plus tard, pour emprunter une route de terre, sur laquelle on a roulé un autre vingt minutes.  Nous sommes à une heure d'Earlton, au beau milieu d'une plaine de terres cultivées. L'homme a repris la parole, en débarquant du camion.
"J'ai cent vaches à nourrir. La ferme est grande et c'est le temps des foins. On en est à la deuxième coupe de l'été. On a été chanceux cette année, on reconnaît l'aubaine et il faut récolter au plus sacrant. C'est pour ça que t'es ici, le jeune, pour m'aider à rentrer le foin. Ça te fait plaisir?
- Je vous dirai ça demain, si ça ne vous dérange pas, monsieur.
- Appelle-moi Roland. On va quand même faire un bout ensemble...
- D'accord. Moi, c'est Yves. Yves Beaulieu. Vous pouvez m'appeler Yves."
Une belle dame s'est amenée et nous a reçu dans sa cuisine.
Une vaste pièce où trônent une table en bois massif et règne une bonne odeur de viande, de légumes bouillis et d'épices. Une tresse d'ail est pendue sur le coté droit d'une cuisinière électrique, une General Electric.  Sur la gauche, des poêles en fonte de toutes les dimensions pavanent, prêtes à servir. Je me suis avancé pour humer le bouilli de légumes.
"C'est ce qu'on mange ce soir, mon gars. En attendant, on se repose, c'est dimanche. On ne travaille pas le jour du Seigneur...
J'ai pensé : "Merci, mon Dieu!"
- Su tu veux visité les lieux, t'as beau le faire. La camionnette est là, si t'en as besoin. Fais pas le fou avec, par exemple...
- Pas de danger, m'sieur. Je sais pas conduire.
- Va falloir pallier à ce problème, je crois bien...
- Vraiment?
- Ouais. Et pas plus tard que tout de suite, sacre bleu! Marie, passes-moi les clefs du Ranger. J'ai de l'éducation à faire!
- Tout de suite? Eh bien, merde alors. Merçi!
Cette exclamation a été suivie d'un haussement de sourcil assez ponctué merci. Roland n'entendait pas entendre le plus petit juron dans sa maison, c'est certain.
- Pardon, monsieur. Je veux dire, Roland. L'excitation, vous comprenez? 
- Dans le champs, c'est correct mais pas dans la cabane," rétorqua le fermier.
J'ai senti, ce moment là, que je serais bien ici sur la ferme des Gamaches.

Le lendemain matin, tout de suite après m'être bien rempli le ventre, car il faut le dire la bouffe est bonne sur la terre. On a qu'à regarder les gens en campagne pour constater qu'ils ont les joues plus roses qu'ailleurs; en fait, ils sont pétants de santé.
J'espérais devenir comme eux, dans mon moi profond...
Nous nous sommes dirigés Roland et moi vers l'étable. La première pièce visitée est la salle du réservoir de lait. Tout est en stainless, J'en reviens pas! Chez moi, seul l'évier de la cuisine est en stainless.
"Tu veux goûter?
Roland me tend une louche pleine à ras bord de lait, chapeautée de crème. Je la prend puis j'aspire le tout d'un trait.
- Maudit que c'est bon. Pur comme ça, ça ne se peut pas! Un peu plus je disais "Merde!" monsieur Roland.
- Lâche le monsieur tout de suite, Yves. Tu auras l'occasion d'en boire souvent de ce bon lait, si t'aimes le job, bien entendu.
- Bien entendu.
- Passons. Attelons-nous aux vaches, à cette heure! Le fermier tourne déjà la poignée d'une autre porte. Celle-là donne sur une vaste pièce rectangulaire, faite en largeur et peu profonde. Une plateforme, apparemment de béton, nous fait face. Derrière, il y a un mur traversé de deux portes coulissantes, d'à peu près deux mètres en largeur comme en longueur, présentement toutes deux fermées. L'une se trouve à l'extrémité gauche et l'autre, à droite complètement.

Roland enfonce le bouton rouge d'un bidule connecté à un gros fil électrique suspendu au plafond. La porte de gauche s'ouvre et laisse entrer une vache dans la salle. La vache enjambe la plateforme, tourne à droite parce que des barreaux articulés en stainless l'empêche de se mouvoir autrement. Elle continue sa marche pour atteindre l'autre bout de la plateforme et quand finalement elle s'arrête, une sorte de porte de barreaux également en stainless se referme derrière sa masse, ce qui je le conçois, l'inc à se tenir tranquille, prise dans cet espace restreint.
Une autre vache pénètre dans l'enceinte de la salle de traite et se dirige instamment vers sa consoeur pour être enfermée à son tour. Deux autres ruminants suivent et se laissent encloisonner de la sorte.
Roland s'est approché de la première. Muni d'un linge blanc, il s'avance encore et commence le nettoyage des trayons. Affairé, il ne s'aperçoit pas que ses gestes sont calculés, minutieux. Combien de fois a-t-il répété ce manège dans sa vie? Je ne le sais pas mais cela semble inné chez lui... Il lave deux trayons, retourne la serviette à l'envers puis lave les deux autres trayons, en se servant des coins du tissu. Il jette cette serviette aux rebus, s'empare d'une autre et recommence le processus du lavage. Enfin, il se détourne un instant de la bête. Accroché à une chaînette, un attirail attend, prêt à l'utilisation. Le fermier s'empare des quatre manchons trayeurs et les pose sur les trayons de la vache; ceux-ci, vraisemblablement, servent à siphonné le liquide, reliés à un réseau de tuyaux qui s'étend au-dessus de nous et qui ramène le lait vers l'énorme réservoir vu précédemment. Je me trouve dans une salle de traite électrique. "Wow!" Je n'aurai plus à traire des vaches de mes mains. Quelle joie! Je n'étais vraiment pas à l'aise avec tous ces pis... 
La première vache se voit peu après libérée de son enclos. La porte de droite s'ouvre, laisse sortir madame puis referme la sortie. 
C'est alors que Roland me tend une nouvelle serviette.
"Montre-moi maintenant, mon gars", dit-il un grand sourire affiché sur ses traits... Je saisi la serviette humide et commence le lavage des trayons de la seconde vache.
Une minute passe, puis deux. "O.k. Tu fais l'affaire! Continue comme ça, je m'occupe de mes autres chéries...
Oui, oui. Je lave quand même les pis de vache mais au moins, je ne les touche plus directement, comme avant. Une serviette sépare mes doigts des trayons et cela me sied à ravir. C'est juste qu'à ce moment précis de ma vie, j'ai cette nette impression de saisir un pénis et ça, c'est pas drôle à vivre. J'ai beau me dire que ce sont de simples pis de vache, je n'arrive pas à me défaire de cette idée saugrenue. Heureusement, les semaines à venir me feront perdre cette appréhension. Je ne le sais pas encore mais je vais conduire le tracteur dans le champs et je vais le faire basculer sur le côté...

"Bon. Je te montre : Tu prends ton papier et tu l'ouvre bien grand dans le centre de ta paume. Retiens-le avec ton index, comme ça. Tu vois?" Je hoche la tête. Roland poursuit le cours. "Assures-toi que tu as le vent dans le dos quand tu t'en roule une... C'est pas intéressant de perdre le tabac pour un coup de vent, je t'en passe un papier!" Ce disant, il dépose une petite quantité de tabac blond au centre du papier et l'étend sur toute la largeur du papier, de manière à ce que le tabac forme une ligne égale et droite. Cependant que l'index de Roland tient un bout du papier à cigarette, les autres se mettent à rouler les côtés non retenus, avec une dextérité telle qu'au bout de quelques secondes, une cigarette ressortait de la manipulation. Droite et uniforme. Tout ça, d'une seule main car l'autre est occupée à conduire le tracteur en mouvance! Il ne reste plus qu'à lécher une mince bande de colle et le tour est joué. Je suis ébahi, presque fier d'avoir assister à pareil exploit.

Roland m'invite à faire un essai... J'ai de la difficulté à me rouler une cigarette avec les deux mains, alors avec une! Je commence donc par prendre la place de mon instructeur, je m'assied sur le banc du tracteur. Je démarre en première et pendant que le véhicule avance, de la main droite je place ma blague à tabac entre mes jambes. Cela fait, tandis que je reprend le contrôle du volant avec ma main gauche, de la droite je fouille dans la poche de ma chemise et déniche le papier à cigarette. Du Vogue, qui plus est. 
Je m'aide des deux mains pour sortir le papier de son emballage, tout en conduisant. Je glisse celui-ci dans le centre de ma paume droite, je le tiens avec l'index, comme Roland m'a montré. Jusqu'ici tout va bien, j'ai le contrôle. Nous y voilà! Il faut maintenant que je place le tabac au centre de ce petit papier. Comment faire? J'ai les deux mains occupées!

Je me souviens subitement que Roland s'était servi de ses genoux pour conduire le tracteur lors de cette manœuvre. Je fais de même; les genoux poussant contre le volant, j'en profite pour soutirer une pincée de tabac de la blague qui est entre mes jambes. La sueur au front, je vérifie que le tracteur est bien en ligne avec le sillon de terre et rassuré, je poursuis avec la cigarette. La pincée de tabac est placée au centre du papier. Je reprend alors le contrôle du volant de ma main gauche parce que la main droite elle est pleine. Pour venir à bout de rouler la cigarette, je dois délaisser un instant la vision du champs cultivé pour regarder ce que je fais de ma main droite. "Merde"!

- Quoi? dit Roland, qui marche toujours à mon côté, c'est à dire à côté du tracteur.
- Merde et re-merde! J'y arrive pas!
- Prends ton courage à deux mains, garçon. Faut juste un peu de patience...
Je m'applique du mieux que je peux à enligner le tabac dans le centre du papier, toute ma concentration rivée sur la main qui tente de rouler le tabac dans le bon sens.
Et puis, ce que j'avais en aversion se produit : Un coup de vent souffle sur la partie de ma pincée de tabac qui n'est pas tenue par mes doigts! Je regarde mon tabac s'envoler dans l'air et pendant ce temps je perd le contrôle du tracteur. Il semble que j'aie buté contre une roche, une branche, je ne sais pas mais je sais que le tracteur lui est à présent sur une pente, il a quitté le sillon, il est en train de verser sur le côté, il verse sur le côté et j'ai juste le temps de sauter pour éviter une catastrophe.
"Wow!   
-Tu peux le dire encore, le jeune! s'écrit Roland qui lui, vraisemblablement, a vu venir l'accident.
- Pourquoi vous ne m'avez pas averti? Vous le saviez que...
- Que tu t'enlignais pour te désenligner? Pour sûr, mon homme! T'inquiètes, on a ce qu'il faut pour remettre le tracteur sur ses quatre roues. On se reprendra une autre fois, pour ce qui est du roulage de cigarette...
- Je suis pas sûr que je vais le refaire d'une main, m'sieur Gamache. Voyez ce que je viens de faire, bon sang!
Nous sommes au beau milieu d'un champs dénué de foin, je suis à apprendre comment conduire un tracteur et je viens de le faire basculer pour l'amour d'une cigarette roulée d'une main. Il faut le faire! Et le fermier, lui, il se pâme de rire, il se tient les côtes tellement il ne prend pas à cœur l'incident. Une vraie journée de fou!
- Tu sauras mon gars, qu'il n'y a rien qu'on ne puisse réparer sur une terre. Faut savoir prendre les choses avec le sourire, si tu veux mon avis. Sinon, c'est la déprime et ça, il ne faut pas connaître. Pas dans ce milieu, en tous les cas...
- Tu veux une cigarette? demande Roland, qui a reprit un peu de son sérieux coutumier.
- Merci. Non merci. Disons que j'ai plus le goût...
- Tu sais pas ce que tu manques.
- Je le sais, dis-je, le regard posé sur le tracteur.
Le foin venait d'être fauché, tout le champs l'était, on profitait du beau temps et on se maniait les fesses, manière de dire. Le champs rasé, le foin jonchant sa surface, il fallait ensuite passer au fanage puis à l'andainage des herbes coupées. Cela accompli, il ne restait qu'à presser le foin et à le ramasser; en dernier lieu, la récolte se retrouvait dans le haut de l'étable.



Une par une, les balles étaient déposées sur un convoyeur vers le second étage, afin d'être cordées serrées... Cette fois, ce serait Roland qui déposerait les balles et moi, en haut,  qui les enlèverait du convoyeur. Pourquoi? Ma jeunesse, tout simplement. Étant jeune, j'avais naturellement de l'énergie à revendre. À quinze ans, n'est-ce pas, rien n'est impossible. On a la force et l'endurance et ça nous fait du bien de bouger et de forcer!  Voilà comment on coupait le foin au Québec,  il n'y a pas si longtemps encore... 

À vrai dire, je me souviens avoir contribué à la récolte du foin en me tenant debout sur la "wagon" (prononcé : wagonne), une large plateforme de bois remorquée par le tracteur de Roland. Je me tiens derrière la presse à balles; au fur et à mesure que les balles de foin sortent, je les prend et me rend à l'arrière de la plateforme pour les placer en rang serré, les unes contre les autres. C'est ainsi que je construirai un premier pan de mur, haut de près de trois mètres, puis un second et ainsi de suite. Les champs des Gamache sont grands. Plusieurs voyages de foin m'attendent cet été...

À la fin de l'après-midi, vers 17 heures, la wagon chargée à ras bord, nous retournons à la ferme. Le voyage de balles de foin, des balles longues de près d'un mètre, moitié moins en largeur et d'environ quarante à cinquante centimètres d'épaisseur, pesantes ou non dépendamment d'un temps ensoleillé ou pluvieux, ce voyage dis-je, est totalement entré sous le toit de la grange et cela, avant le repas du soir. Tant et aussi longtemps qu'il fait beau, on rentre le foin, parfois tard le soir, selon les humeurs. La récolte est bonne à le souhaiter, nous avons tous le sourire facile et le train-train de la vie en campagne commence vraiment à me plaire. J'ai perdu ma graisse de bébé mais j'ai pris du poids, ce qui me confère une belle silhouette. Je ne suis plus le grand maigre, celui que jadis on a appelé la girafe, la grande flûte, le "Q Tip", le fendant, le flanc-mou, le grand sec, etc. Je suis maintenant plus large des épaules, les muscles se sont mis à saillir et mes vêtements sont devenus trop petits. Il va falloir que je me présente chez mon oncle Léveillé, heureux propriétaire d'un commerce de vêtements à Earlton.

Du haut de mon mètre quatre vingt, je me sens merveilleusement bien. L'asthme est en régression, l'activité physique aide les poumons. La bouffe est bonne, les légumes de la terre, les desserts surtout, tout cela contribue à mon bonheur. Les filles sont rares sur la terre, j'en vois rarement. J'ai même oublié le prénom de la fille de monsieur Sigouin... Il est vrai que je n'aurais pas beaucoup de temps à leur accorder, tant il y a des travaux à réaliser. J'ai finalement vu des filles lors de mon premier vendredi soir de congé. J'ai cent vingt dollars en poche, une paie de cinq jours. Je suis avec mon cousin et nous nous rendons au bout d'Earlton, sur sa motocyclette, vers une petite cabane blanche nichée au fond d'un champs non loin de la route.   

 10 de ...




   












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