samedi 13 juillet 2013

You hurt?

La famille a aménagé dans un duplex de la mine, sur la rue Murdoch, à Noranda. Au 468. Quand on emprunte la ruelle pour se rendre à l'école Sacré-cœur, d'un côté il y a les cours arrières des demeures et de l'autre, un boisé jalonné de cap de rocs épars, le tout formant une pointe de nature au cœur des quartiers avoisinants de la ville. Tout de suite en sortant de ma cour, devant le boisé est un garage. Dans l'entre-toit de l'édifice un pigeonnier a été installé. C'est un vieux monsieur polonais qui est à l'origine de ce pigeonnier. C'est le propriétaire de la maison d'à côté. Les pigeons l'aiment bien, nous aussi. Il est gentil et ne ferait pas de mal à une mouche. Il pourrait être un ancien nazi, un haut gradé de la Wermack ou encore un exterminateur au camp de concentration d'Auschwitz, je ne le saurai jamais. Mais pour nous les frères Beaulieu, l'homme était un solitaire qui prenait soin des pigeons du lac Osisko. Pas un once de méchanceté ne s'en dégageait...

Était-ce madame Cliche, l'instigatrice d'une cabane pour les oies blanches du lac Édouard, à Rouyn? Ça ne me surprendrait pas, étant donné sa propension, depuis des années, à vouloir civilisé cette terre inculte entourant le petit lac, une terre qui s'appellerait un jour le "Parc à Fleur d'Eau". 

Mais ici, dans ce coin de nature allongé du côté gauche de la ruelle, il est facile de s'isoler quelques heures sans voir ni entendre personne. 


L'hiver, nous profitons des pentes d'une colline qui se dégage et surplombe le boisé, nous aimons surtout celle qui donne sur la 15e rue, un vaste espace de neige, une pente juste assez rapide et longue pour plaire à tout un chacun. Un jour, Daniel s'est fait attaqué par d'autres garçons qui venaient de temps à autre essayer la colline. Je me trouve au-dessus de la mêlée, tel un faucon, tout en haut de la colline, j'observe la scène de mes yeux perçants. Daniel est en contre-bas, au pied de la pente, entouré des jeunes. Je me dis qu'il a sûrement insulté l'un d'eux au passage, en glissant, et que c'est en bas qu'ils ont tous convenus de régler l'affront. Le grand Yves s'en vient, Daniel! Sois brave et tais-toi le temps que j'arrive! Faut pas envenimer la situation plus qu'elle ne l'est! Mais déjà je vois Daniel qui se précipite vers le plus grand d'entre eux. Il fonce dessus pour le prendre à la taille et le pousser au sol. Les deux autres jeunes s'approchent derrière lui... Merde, merde, merde!
Je saisis ma luge, je la place droit devant moi et je la fais avancer un petit peu puis je me jette sur le ventre sur son dos. Yves le héros descend à toute vitesse sur son engin le long de la pente, il esquive de peu des retardataires et pilote enfin la luge vers les agresseurs de Daniel, son bien-aimé frère.
Dans les faits, ce dernier est enfoui sous le groupe, les bras et les jambes battant à tout va dans toutes les directions. Le con s'est encore mis dans des beaux draps! Naturellement, Big Brother est là, prêt à sauver le fraternel! Du pied gauche, je fais tourner la luge en direction du derrière le plus près de moi, je me fous de travers dans le sillage du postérieur ennemi. Sous l'impact, il plie des jambes et bascule au-dessus de moi, sur le dos; j'ai le temps de me lever debout avant qu'un deuxième larron se tourne vers moi et tente de me balancer un poing dans le visage (disons dans la tronche pour les plus français d'entre nous). Daniel s'est relevé entretemps. Le plus grand des trois est à genoux sur le sol, il se tient la joue et pleure sa misère. Vraisemblablement, mon frère a eu le dessus sur lui. Celui qui a basculé par dessus moi s'éloigne à toute vitesse cependant que mon nouvel assaillant a le dos tourné à Daniel et ne se doute pas un instant que mon frérot s'est placé à quatre pattes derrière lui, comme un vrai Indien... Je m'avance vers mon coco et avec une violence inouïe, je le pousse contre Daniel. Le dernier larron bascule et se retrouve le derrière à terre, ahuri. Il est allongé sur le dos, nous sommes au-dessus de lui, mio et frérot, un grand sourire sur les lèvres. 
Je me tourne vers Daniel et je lui demande à brûle-pourpoint, s'il est l'instigateur de toute cette embrassade. Il me répond que oui, sans hésitation. Il anticipe la question suivante et explique tout de go : "Ils ont déclaré que la colline était à eux dorénavant et que je devrais aller glisser ailleurs, à partir de tout de suite!"
- Tu comprends bien que je ne pouvais accepter une telle proposition! C'était rire de moi, c'était insulté mon nom de Beaulieu! C'était... trop. Trop, c'était trop et tu me connais, il a fallu que je leur dise ce que je pensais de tout ça. Nous, les Beaulieu, bannis à jamais de la colline du parc Mouska!
- Oui, oui. J'ai déjà entendu ça quelque part...
- Je te le dis, Yves. C'est eux qui ont commencé!
-D'accord. D'accord. Toi. Lèves-toi et marche, dis-je, en pointant du doigt celui qui se trémoussait encore, bien couché sur le dos. Vas rejoindre ton "chum", donne-lui un kleenex, qu'il cesse de brailler!
Daniel a tendu sa main vers l'innocent qui n'arrivait pas à se relever dignement. De l'autre main, il lui tend un kleenex (un mouchoir de papier, pour les moins anglais de nous). L'autre se remet debout, penaud, et retrouve son compère au bout de quelques pas. On l'entend qui déblatère au sujet de son nez que Daniel aurait cogné. Je lève un sourcil et Daniel indique que ce n'est pas vrai et qu'il ne ferait jamais cela à un anglais, même s'il était son pire ennemi.

Je regarde les deux anglais de l'école anglaise qui se trouve de l'autre côté de la clôture de l'école Sacré-Cœur et dans un anglais impeccable, pose la question suivante : 

- You hurt?" (Vous avez mal?)
Les deux m'ont regardé, ils se sont regardés et de nouveau ont posé le regard sur moi, silencieux comme des carpes.


"Bof. Tu viens Daniel? La soirée ne fait que commencer. On remonte la côte?
- On remonte la côte.
-D'ac oh dac, on remonte la côte!"


                                                           *   *   *

7 de ...

(À reprendre, dans un autre jet...)



Note : Empreinte de pas en bordure de trottoir 1969 YB. le parc mouska, le cap d'ours Grosse maison de la mine, la clôture s'avançant dans le lac,le jardin et les vols de carottes. Le mur du chalet de Tennis. Séminaire. Tables de Mississippi. Balle-molle. Sœur Élise, monsieur R. Mathieu, enseignant

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