mercredi 31 juillet 2013

La terre est là, tout près...



Deux années se sont écoulées depuis le Séminaire St-Michel. Mes parents ont bien vu que je ne porterais pas la soutane. Ils ont décidé de me remettre sur les rails de l'école publique. Je suis en dixième année, techniquement en Secondaire III, selon les normes du système éducatif provincial. L'école Notre-Dame-de-Grâce, l'endroit où je me suis mis à tâter de la cigarette... et les filles. Au Séminaire, elles étaient absentes. Une année plus tard, je me retrouvais à la Polyvalente d'Iberville, presque à l'autre bout de la ville. Ici, les élèves se bousculent entre les cours, soit pour rejoindre une autre salle de cours, ou pour se rendre aux toilettes, à la cafétéria. Une vraie fourmilière! Les professeurs eux, attendent que leurs salles soient pleines pour commencer à enseigner la matière prévue à l'horaire.  Les jeunes cerveaux finissent tous par s'asseoir pour se mettre à l'écoute des sommités. Dans les corridors, silence total. On entendrait une souris péter... Puis, quelques quarante minutes plus tard, le son d'un glas provoque à nouveau l'éruption des masses vers les corridors et les différents paliers composant le complexe.

Je me suis orienté vers le professionnel, c'est à dire vers l'apprentissage d'un métier, dans ce cas précis en électrotechnique. Ça se situe à mi-chemin entre l'électronique et l'électricité. J'aurais dû m'intéresser à l'électricité. J'avais, en la personne de feu mon père, un allié tout indiqué pour apprendre les rudiments du métier. Mais je suis passé comme on dirait ici, à côté de la coche. Je ne saisi pas l'opportunité qui se présente et la suite s'avère catastrophique non pas pour moi mais pour mes parents. Dans les faits, j'ai tellement manqué de cours que l'institution doit m'expulser des prémisses. Cent six absences plus tard, je me retrouve donc à travailler pour gagner ma croûte, chez mes parents.
Papa me donne différentes taches à accomplir pour occuper mes journées. Nous habitons un chalet à l'année et nous chauffons au bois l'hiver. La fin du printemps se passe ainsi, à couper du bois, de la croûte d'arbre, à vrai dire, de l'écorce de "BC Fir" - on parle ici du sapin de Douglas de la Colombie-Britannique, dans l'ouest canadien. Un bois réputé pour sa dureté. Chaque automne, père réserve à la mine deux voyages de camions dix roues, pleins de croûte, pour la modique somme de vingt dollars le voyage. Un montant symbolique, quoi! En temps normal, ce sont mes frères et moi qui devons fendre cette croûte. Aujourd'hui, parce que mon intérêt pour le monde académique a cessé complètement, parce que la foule étudiante m'exaspère, tant pour son brouhaha que pour ses chamailleries, comme le prof d'électrotechnique est d'origine française, de la vieille Europe et que j'ai peine à comprendre les grands termes qu'il utilise pour démystifier la matière qu'il doit rendre, je fend du bois... Parce que papa est venu me chercher sur l'heure de midi, dans le sous-sol de la salle de billard de l'hôtel Plaza, en me tirant l'oreille devant tous mes confrères sauteurs de classe et en m'expliquant qu'on lui avait tout dit pour ce qui était de mes nombreuses absences de l'école et le refus de celle-ci de me réintégrer dans son enceinte, je fend du bois. 

La hache devient ma compagne puis ma complice, en ce sens que lorsque j'ai complété le tas de croûte qui m'a été attribué pour la journée, je peux quitter le terrain pour pousser la chaloupe à l'eau. Le lac invite à la détente, je ne peux guère lui résister... Muni de mes cannes à pêche et d'un livre, à la rame, je me rend dans mes coins favoris, certains source de brochets et d'autres, de dorés. Le lac Beauchastel a connu la pêche commerciale dans l'ancien temps; depuis des années, on y pêchait l'esturgeon, pour ses œufs surtout...
Lac Beauchastel, Abitibi. Québec, Canada.
Notre famille s'est installée définitivement sur les rives de ce lac au début des années '70. Je le connais aujourd'hui comme le fond de ma poche. Il en va de même pour la forêt qui l'entoure. La fin de semaine, je profite du répit pour explorer cette contrée parcourue de feuillus et de conifères. Pour ce faire, je m'éloigne avec le canoë. Il est plus maniable et peut aller en eau peu profonde, ce qui me permet d'accoster là où on ne pourrait le faire autrement équipé. Puis, je m'enfonce à la découverte de splendeurs de toutes sortes, ne serait-ce que la présence furtive d'une bête ou la beauté d'un site naturel. Les sens en alerte, je prend des heures à avancer, je marche sur la pointe des pieds, je repose le talon sur le sol, attentif à ne pas faire de bruit, déterminé à surprendre...

Tantôt, je rencontre un lièvre. Hier, c'était un élan; avant-hier, une gélinotte huppée. Il m'est même arrivé de croiser le chemin de Môkwa, l'ours. C'était à la fin du mois de juillet, à la saison des bleuets. Heureusement, j'ai vu la bête à bonne distance. C'est en silence que je recule. Il m'épie de ses petits yeux. J'évite de le regarder franchement, je fuis son regard. Il sent ma personne, les effluves qui lui parviennent lui disent que je n'ai pas peur. En effet, je suis en train de me concentrer dur comme fer sur un événement heureux, encore récent dans ma mémoire... Ainsi, je ne songe pas à la possibilité qu'il me fonce dessus, car je suis en pleine plaine.  Il y aurait des arbres que je n'en voudrais pas.
L'ours qui est là est dix fois plus rapide et cinquante fois plus agile que moi entre les branches d'un arbre. Je me souviens de ce jour où une ourse avait déboulé la colline que je descendais moi-même presque à quatre membres, encore enfant.

Môkwa m'observe encore un peu puis reprend sa quête. Bientôt, je ne vois plus que son postérieur.

Comme je sortais du sous-bois, une main pleine de bleuets et l'autre qui s'appuie encore contre le cœur à la vue du gros monsieur noir, je le laisse sortir de ma vision cependant que je m'avance très lentement sur sa trace. J'ai le vent dans le visage  et il est devant moi. Cela m'indique qu'il ne peut sentir ma présence puisque je suis derrière lui. Je m'arrête là où il s'est arrêté tout à l'heure, je me penche au-dessus de sa piste et laisse tous me bleuets sur place. Je ne le sais pas à ce moment mais je viens d'agir comme un autochtone, et comme l'Algonquin j'ai remercié Môkwa de ne pas s'être occupé de moi...

Ce soir-là, à mon retour au chalet, papa m'annonce la grande nouvelle : Il m'a déniché un emploi chez une de ses anciens amis, un cultivateur du nord-est ontarien, un francophone de la petite municipalité de Earlton. Ainsi, p'pa m'envoie travailler à la ferme Sigouin. Je suis blanc comme un linge, je le sais. Jamais je ne me suis attendu à quitter mon petit paradis. Merde!

Le jour fatidique est arrivé, papa est derrière le volant, je suis le passager qui ne parle pas, qui regarde obstinément devant lui et ne se laisse distraire par rien. Autrement dit, je suis dans tous mes états! Je rêvais de partir, je voulais lever le pouce, faire de l'auto-stop vers l'inconnu et voilà que mon père me conduit au supplice. Une heure et demie de route après, nous sommes à la hauteur d'un rang et cherchons la ferme de monsieur Sigouin. Ça sent la terre, le foin, la bouse de vache... J'aime. J'aime bien. C'est différent du lac et de la forêt. C'est nouveau et ça me plaît, ouais. Des kilomètres de terre défrichée, sur laquelle des céréales se déploient, des surfaces entières recouvertes d'orge, de blé, voire de soya. Nous traversons des champs entiers de maïs et bang! Voici la ferme Sigouin, étalée au centre de plusieurs acres d'herbes hautes, des herbes qui sous peu seront fauchées pour le bénéfice des bêtes, du foin hautement apprécié par la gente bovine. Passons. Une petite maison carrée, construite sur deux étages se présente à nous. Monsieur et madame Sigouin sont sur la véranda et s'avancent vers la voiture. Papa met les freins; nous sortons pour saluer les propriétaires de la ferme. Derrière eux, une jeune femme se tient derrière la porte d'entrée  à demi fermée. Elle est de mon âge.... Sans mot dire, elle jauge la nouvelle cargaison d'inconnus, dont moi. Je rougis à la seule vue de son regard vert posé sur moi, aussi je détourne le visage, mine de rien, vers la ferme. Mon Dieu qu'elle a de beaux yeux, ses cheveux d'or, ses épaules rondes! Conquis, je pose à nouveau mes yeux sur elle. Un sourire est apparu sur ses lèvres. Nous nous regardons, béats, tandis que ses parents et mon père renouent. J'indique la ferme, elle acquiesce. Les adultes s'abreuvent de paroles, nous quittons la véranda pour rejoindre l'étable, sans être remarqués. De chaque côté de l'étable, une rangée de six vaches présentent leurs derrières. Nous marchons dans l'allée centrale, les vaches sont occupées à s'empiffrer dans du foin frais. Elle me dit :

"Tu vois cette vache qui lève la queue? Elle t'invite à lui dire bonjour!
- Ah oui? dis-je, le visage plein de doutes.
- Place-toi devant!
- D'accord."
Je me plante devant le derrière de madame la vache et je commence à me tourner vers la jeune femme pour lui demander son prénom quand un tsunami de liquide chaud m'asperge de long en large. 
"Mais qu'est-ce que... qu'est-ce que c'est que c'est ça?
- De la pisse de vache! Bienvenue en campagne! Tu viens de subir l'initiation avec succès. Félicitations, maintenant tu sais pourquoi elle lève la queue! Ah, ah, ah!"

Toujours est-il qu'au bout d'une semaine de durs labeurs, à partir du nettoyage des enclos à cochons, en passant par l'abreuvage de jeunes taures - elles engloutissent au moins treize à quinze sceau d'eau à la fois -, faire les foins muni d'une fourche et d'un peu de volonté, en plus de traire à la main toutes les vaches de la ferme, chaque jour que le Bon Dieu amène, à travers le plantage des pieux délimitant la propriété, accoupler le bœuf avec une vache, allaiter les veaux et laver les réservoirs à lait, j'ai fini par baisser pavillon...

"Ah, et je peux savoir pourquoi tu veux quitter? T'aimes pas ça, ici?

- Voyez-vous, ça a commencé avec un bain de pisse le premier jour. Ensuite, vous m'avez demandé de sortir toutes les vaches de la grange sauf une. Vous avez sorti le bœuf de son enclos et vous avez placée une hache entre mes mains en me demandant gentiment de bien vouloir me placer au centre de la porte grande ouverte de l'étable, supposément pour empêcher le boeuf de sortir avant la copulation. Et pour couronner le tout, ma chambre se trouve au deuxième étage et l'unique fenêtre de ma chambre donne sur un tas de fumier, monsieur!

- T'aimes pas le fumier, et puis?
- Et puis? Il se trouve que je suis asthmatique moi, monsieur. Asthmatique. J'ai besoin d'air, de beaucoup d'air et c'est pas une odeur de merde qui va m'aider à respirer, c'est certain!
- Tu veux ta paie tout de suite?
- Si ça ne vous dérange pas, monsieur Sigouin." J'aimerais pouvoir partir aujourd'hui...
- D'accord. Voilà ta paie.
- Trente dollars?
- ....
- Trente dollars?
- Cinq piastres par jour, c'est ce qui a été convenu avec ton père. Faut qu'on aille en ville tout à l'heure, pour la messe. Tu veux une "ride"?
- C'est sûr que je veux! Merci bien, monsieur Sigouin.
- J'appelle ton père si tu veux...
- Non, non. Je l'appellerai quand je serai en ville. Pas de soucis.

J'aime beaucoup les dimanches, je sais vraiment pas pourquoi...
 
9 de ...



Dans un prochain jet : L'autre ferme... La petite cabane, les sièges de chars, les gars de bicycles... Calex. L'été de l'armée. 






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