vendredi 23 août 2013

Les clous

Ce premier soir avec les jeunes du village, tous des ados de mon âge, s'amorce comme une soirée mystère. Encore assit sur la motocyclette du cousin Léveillé - pardonnes-moi, mon parent, si j'ai oublié ton prénom - je vois que nous approchons d'une petite communauté de jeunes. Ils sont réunis devant l'unique porte de la cabane et discutent tout bonnement.
La moto stationnée, nous abordons le groupe en douceur.
"Tiens, je le connais pas celui-là. T'es pas d'ici non plus... Je peux savoir ce ....
Et mon cousin de rétorquer :
- Fous-lui la paix, Marcel. C'est mon cousin. Il est de Rouyn.
- Les amis de mes amis sont mes amis, c'est çe que tu veux que je lui dise, hein?
- T'as tout compris, mec!
- Wôh! On arrête et on recommence, tu veux? Je m'appelle Marcel et toi, c'est?
- Beaulieu. Yves Beaulieu (façon James Bond). Je suis venu faire les foins...
- Ah oui? Tu travailles chez qui, au juste?
- Chez monsieur Gamache.
- Monsieur Gamache! Tu veux dire chez Roland? Veinard! Tu viens de tomber sur une bonne pomme, mon homme. Il paie bien et c'est pas un chialeux. Tu as oublié ta caisse de bière?
Je suis bouche bée. Ma caisse de bière? Le regard que je jette sur mon cousin dit toute ma surprise.
- On doit y aller tout à l'heure. Le temps de se mettre à l'aise un petit peu. Regardes, on a notre semaine dans le cul, si tu comprends ce que je veux dire.
- O.k, o.k. Je suis pas ici pour enquêter. C'est que je suis en charge de la porte", dit Marcel en pointant de l'index la colonne de caisses de bières, des caisses de vingt quatre bières, qui rejoint presque le plafond de la cabane.
"On comprend, on comprend. Tu nous laisses entrer, mec?
- Be sûr, be sûr. Gênez-vous pas! Faites donc!"
Je suis mon cousin à l'intérieur.
La pénombre nous accueille. Nous sommes au centre de la cabane, une bâtisse d'environ dix mètres sur quinze et haute de près de trois mètres. 
Nos yeux, au bout de quelques longues secondes finissent par s'habituer à l'environnement. La buée de cigarette rend la vision difficile. Je distingue des gens assis sur des banquettes de voitures. On dirait des banquettes de voitures américaines, longues et confortables. Je m'approche de l'une d'elles et m'y assois. Des conversations fusent de toutes parts. C'est effectivement de conception américaine. De toute beauté! On a même pensé aux dossiers, reposant contre les sièges, appuyés contre le mur.
Dans un coin de la cabane se trouve une radio d'automobile reliée à quatre enceintes acoustiques, elles-mêmes accrochées aux murs. La radio joue l'air langoureux d'une chanson de Santana Abraxas, "Samba Pa Ti". Carlos Santana se lâche lousse en ce vendredi béni de Dieu. Nous sommes tous au repos, la fin de semaine commence, les filles sont belles et le ciel est rouge à l'horizon. Le soleil sera au rendez-vous, demain... Un couple se lève, s'enlace et s'anime sous la musique du prince du rock latin. Parfois, des émanations de marijuana se rendent jusqu'à nos narines. L'ambiance est à la relaxation et c'est ce qui est bien. On a beau être jeune, fort et vigoureux, la batterie n'est pas éternellement chargée. Le repos normalement compte beaucoup dans la vie d'un adolescent, on se souvient tous de ce fait indéniable. Dormir quatorze heures de suite n'est pas rare, vécu avec un peu de volonté. Quelqu'un me passe une cigarette. Je fais non de la main. On insiste. Je porte la cigarette à mes lèvres et j'aspire. Je pouffe d'une toux forte et rauque. "Merde! Mais qu'est-ce que c'est que c'est ça, pour l'amour?"  C'est avec le corps plié en deux que je fini par reprendre mon souffle, je rejoins la porte et l'air libre. Le cousin m'a suivi, question de prudence.
- Du pot, cousin. Du pot..." qu'il me dit.
Dans la cabane, une chanson débute : "Black Magic Woman". "Je pense que je suis gelé... dis-je en relevant le dos. Je cherche encore mon souffle cependant que l'air s'infiltre en moi, l'air de la chanson.
- Ça sent le sud, dis-je, en me retournant vers la cabane et sa noirceur.
- Pourquoi tu dis ça?
- J'ai la bouche pâteuse. J'ai le goût de me déhancher...
- Voyons donc!
- Je te le dis, mec!
- Une "ride" de bicycle, ça te dit, cousin?
Il me propose une course sur sa moto, une Honda 750 de l'année. Il a suffit que j'opine de la tête pour que le cousin se précipite sur sa bécane. Nous rejoignons tout de suite l'autoroute 11, la route qui traverse Earlton et sa périphérie.

Le visage au vent, la bouche et les yeux grands ouverts, je me laisse emporter sur le deux roues. Je suis sur un nuage et je ris bêtement dans le ronflement de l'engin, aux anges. Quelle belle vie! C'est la toute première fois que j'atteins un tel niveau d'exaltation et je dois dire aujourd'hui que l'émotion qui me prenait alors à la gorge revient de temps à autre, lorsque je suis au comble d'un bonheur. Des moments qui s'avèrent rarissimes au mitan de la vie. Mais je n'ai pas encore vingt ans, j'ai connu peu de souffrances, le regard que je porte sur la vie est neuf, inexpérimenté. Tout voir et tout connaître, la vie est tellement longue à cet âge et... tellement belle.

Nous avons roulé une bonne vingtaine de kilomètres avant de faire demi-tour et rejoindre la "gang" rassemblée devant un grand feu de bois ceinturé de larges pierres des champs. La soirée terminée, les braises fumantes du foyer délaissées en raison de maringouins assassins à nos trousses, nous nous sommes tous rendus au restaurant du village, le second restaurant, celui du bout de l'agglomération, à son extrémité sud. Nos fins de semaines se dérouleront toutes ainsi, à danser sous des airs d'été, à boire et discourir devant un feu de bois ou au restaurant, face à un bon "Club Sandwich" fait d'œufs, de bacon, de poulet, de salade et de tomates répartis  sur trois épaisseurs de pain blanc grillé au "Toaster", en français, au grille-pain. Le tout souvent complété par une pointe de tarte aux pommes servie avec crème glacée à la vanille. Ce qui était cochon, c'était d'ajouter un sirop d'érable à la crème glacée! Mium, mium, mium! La veillée se terminait chacun de son côté. Les fins de semaines, j'étais invité à rester chez mon oncle et ma tante Léveillé, dans une belle petite maison sise au centre d'Earlton. J'étais reconnaissant pour l'hospitalité, la gentillesse de ces gens me faisait chaud au cœur et je le leur rendait en étant courtois et polis en tout temps. "Si je peux servir, qu'on ne se gêne pas", que je leur disait...
Un soir, un samedi soir de pluie, mon oncle a cogné à la porte de ma chambre. En soi, c'était déjà extraordinaire qu'il se présente ainsi, à la porte de ma chambre, de surcroît à une heure aussi tardive.
Intrigué, j'ai ouvert la porte et j'ai fait signe à mon oncle d'entrer, ce qu'il a fait, peu empressé. Il déclare tout de go, sans ambages, en s'essayant sur mon lit :
"Ton père vient de m'appeler. Il a rejoint Donald Sigouin et c'est par lui qu'il a appris ton départ et ton embauche chez Roland Gamache. Roland lui a donné mon nom et voilà : Il voudrait que  tu l'appelle demain matin. Il dit qu'il a une excellente nouvelle à t'annoncer.
- Une excellente nouvelle?
- Oui. Il a du travail pour toi, en Abitibi.
- Un job?
- Oui, monsieur!
- Mais mon oncle : J'AI du travail ici. Payé, logé, nourri et même lavé!
- Ton père veut t'avoir à côté de lui, que veux-tu que je te dises, mon gars?
- Vous avez raison : Il veut que je revienne...
- Alors, tu l'appelles?
- Demain matin, oui. 

                                                    ************

"Papa. C'est Yves.
- Yves! Il est temps que t'appelles, garçon! J'ai des nouvelles pour toi.
- Ah oui?
- Oui, Un de mes amis vient d'acheter le "Calex". Il vient de le mettre à terre et il a besoin de bras pour faire le ménage de la place.
- Le Calex?
- Oui. L'ancienne station d'essence, sur le chemin d'Évain. Tu sais, celle qui est à la sortie de la ville."

Je me souviens très bien de la bâtisse. Une construction des années soixante située à la limite ouest de Noranda, à moins de deux kilomètres de la ville, tout de suite après une longue courbe d'asphalte. "Et qu'est-ce que ton ami a prévu pour moi comme travail? fis-je, trrrrèèèès calme, en apparence.
- Tu vas devoir déclouer de la planche, fiston! À raison de cinq piastres de l'heure!
Choqué, je me suis mis à calculer comme un fou. Sur la ferme des Gamache, je me faisais cent vingt dollars en cinq jours, à raison de quarante heures de travail. "120 divisé par 40 égale trois dollars l'heure. Papa m'en offre cinq. Enfin, son "chum" m'en offre cinq." Je ne serai plus neuf ou dix par jour d'ouvrage.
" J'ai pas de moyen de transport. Comment veux-tu que je me rende au Calex?
- Gerry va passer te prendre à la maison.
- C'est gentil...
- Et puis? Qu'est-ce que t'en dis, Yves? Ça t'arrangerais de rendre service à un de mes amis?
- D'accord. (Dit de cette façon, difficile de dire non...) Je vais le faire! Tu viens me chercher?
- Demain?
- Demain. Oui. J'appelle monsieur Gamache pour lui apprendre la nouvelle.
- Tu peux laisser faire : J'ai déjà appelé. Monsieur Gamache a dit qu'il ferait suivre tes affaires demain matin.
- Chez mon oncle!
- Chez ton oncle. O.k. On se reparle demain, vers quatorze heures, au resto du village.
- Celui du centre?
- Oui, c'est celui-là. Salut, mon gars.
- Salut, p'pa.

Papa ne le sait pas mais je suis complètement vidé. Plus de cabane blanche, plus de tours de bécane, plus de boucane, plus de filles avec qui danser... Qu'est-ce qu'on ne ferait pas pour son père!

Mais je suis réaliste et je me fais vite à l'idée de repartir vers le Québec, étant donné la fin de la période des foins. L'herbe emmagasinée, l'ouvrier n'a plus sa place. Adios! Yé répart pour mieux conquérir le monde! Je m'en vais à la conquête de planches, oui, des centaines de planches attendent mon marteau et ma barre à clous. Chaudières, tenez-vous prêtes, Beaulieu s'en vient vous refaire une nouvelle vie! Je suppose qu'une fois les planches déclouées, il restera à redresser les clous, han? C'est comme dans la suite des choses. Je me vois déjà, assit sur ma première pile de planches déclouées, une chaudière pleine de clous tordus à mon côté, une tête de barre à clous autour de ma cuisse, le marteau derrière mon ceinturon de cuir, prêt à bondir entre mes mains...


 Je travaille à cinq piastres de l'heure, un gros maudit cinq piastres de l'heure! J'ai pas encore commencé. Je sais pas encore si c'est intéressant ou non, enlever des clous d'une pièce de bois. Ça ne doit pas être pire que de nettoyer un enclos à cochons, je crois bien.

J'aime mieux ce côté-ci du cinq dollars canadien. Il s'agit d'une scène de hockey, une scène typique au Québec. Revenons à nos moutons. Me revoilà parti pour la gloire! Une autre scène de ma vie se présente, pourquoi ne pas la saisir à bras ouverts?

La découverte de cet autre univers qu'est l'agriculture m'a donné le goût de voir et d'entendre autre chose. Je veux aujourd'hui me détacher de ce quotidien qui est le miens depuis l'arrivée en Abitibi. Je désire regarder d'autres lieux, d'autres couleurs. Le vert des arbres, le bleu des lacs, c'est terminé. Je veux le monde! Fini de lire sur lui, il faut que je le voie, que j'aille le sentir de plus près. Une fois, juste une fois mais une fois pour toute. J'ai une certitude et c'est ce qui importe... Quand? Je ne le sais pas. Par contre, c'est pour bientôt. C'est le début de la fin et c'est sur cette pensée que je quitte Earlton et ses terres. De retour au bercail, il me sera facile de rêver à ce monde qui m'attend. Je n'aurai de cesse de préparer ce voyage vers l'inconnu. Mon cœur bat à rompre, ma vie une fois de plus va changer. Je suis à la veille de prendre une fourche et je souris déjà à l'avenue que j'emprunterai...

C'est tard dans l'automne qu'est arrivé la fin du contrat. Le Calex désormais est à terre, empilé planche sur planche, dénué de tout clou. 

Devenu ambidextre à force  de vouloir manier le marteau et la barre à clous en tout équilibre, c'est à dire en donnant à mes bras un exercice égal dans le maniement des outils en ma possession, je fais en sorte que la force de ces derniers s'équivalent en tout temps. En effet, j'ai le douci de ma personne, je veux être zen avec mon corps. Si je n'appartiens à aucune ligue sportive, j'ai quand même des qualités physiques indéniables d'un athlète. Je suis svelte, haut d'un mètre quatre vingt et j'aime beaucoup l'activité sportive. Non, non, je ne parle pas des effets bénéfiques d'un hamac sur le corps. Je parle des effets de l'eau sur le corps, du corps engagé dans une nage effrénée. De la course à pied et de la marche surtout. Toute ma vie, j'essaierai de faire un juste partage des équilibres, intellectuels et physiques. Cinquante, cinquante. Étant asthmatique, je me dois également d'être prudent. Chercher à développer ses capacités pulmonaires ne signifie pas se lancer dans l'alpinisme, à l'assaut d'une montagne...

On dit que vivre en montagne peut être bénéfique pour tout être ayant le souffle court. J'ai presque le goût d'aller à la rencontre de Carmelo Flores Laura, cet homme qui dans près de quarante ans (i.e en 2013), aurait 123 ans, serait le doyen de la Terre et vivrait toujours au large du lac Titicaca, en Bolivie. À vrai dire, j'y serais à l'aise, au côté d'un lac et d'un sage.


Je suis de retour à la maison. Il n'est pas question pour moi d'un retour à l'école. Aussi, je m'oriente vers les travaux élémentaires : Je fend du bois, je ramasse les pierres et les retire de la plage du lac, en les plaçant de chaque côté des limites du terrain. De temps à autre, je pars en forêt. Quelques jours, pas plus... L'hiver venu, quand le bois est entré en la demeure, lorsque la neige a été déblayée tout le long du trottoir de pierre et ce, jusqu'au chemin, je peux enfin me rendre sur le lac et déglacés les trous faits il y a des semaines. La pêche blanche, il n'y a rien de mieux que ça pour te tenir réveillé! Tu enlèves la glace de tes trous, tu tires sur la corde, jusqu'à voir l'appât. Tu changes d'appât, tu remets un beau mené au bout de l'hameçon, tu vérifies si le petit poids est toujours accroché à la fin de ton bout de ligne en acier puis tu rejettes le tout à l'eau, de manière à ce qu'au bout d'un certain moment, ta ligne devienne molle. À cet instant, tu remontes ta ligne de quelques neuf ou onze centimètres; ainsi, le mené se retrouve à quelques centimètres du sol et le petit pavillon de bois rouge qui forme ta canne à pêche à la tête levée. Si le poisson mord et ferre bien sa proie, le pavillon tombe vers le trou fabriqué dans la glace; lui-même retenu par un petit amas de glace, il joue à merveille le rôle d'annoncer une prise.   
 

11 de ...

 Dans un prochain jet : Les forces...


  

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