vendredi 23 août 2013

Les clous

Ce premier soir avec les jeunes du village, tous des ados de mon âge, s'amorce comme une soirée mystère. Encore assit sur la motocyclette du cousin Léveillé - pardonnes-moi, mon parent, si j'ai oublié ton prénom - je vois que nous approchons d'une petite communauté de jeunes. Ils sont réunis devant l'unique porte de la cabane et discutent tout bonnement.
La moto stationnée, nous abordons le groupe en douceur.
"Tiens, je le connais pas celui-là. T'es pas d'ici non plus... Je peux savoir ce ....
Et mon cousin de rétorquer :
- Fous-lui la paix, Marcel. C'est mon cousin. Il est de Rouyn.
- Les amis de mes amis sont mes amis, c'est çe que tu veux que je lui dise, hein?
- T'as tout compris, mec!
- Wôh! On arrête et on recommence, tu veux? Je m'appelle Marcel et toi, c'est?
- Beaulieu. Yves Beaulieu (façon James Bond). Je suis venu faire les foins...
- Ah oui? Tu travailles chez qui, au juste?
- Chez monsieur Gamache.
- Monsieur Gamache! Tu veux dire chez Roland? Veinard! Tu viens de tomber sur une bonne pomme, mon homme. Il paie bien et c'est pas un chialeux. Tu as oublié ta caisse de bière?
Je suis bouche bée. Ma caisse de bière? Le regard que je jette sur mon cousin dit toute ma surprise.
- On doit y aller tout à l'heure. Le temps de se mettre à l'aise un petit peu. Regardes, on a notre semaine dans le cul, si tu comprends ce que je veux dire.
- O.k, o.k. Je suis pas ici pour enquêter. C'est que je suis en charge de la porte", dit Marcel en pointant de l'index la colonne de caisses de bières, des caisses de vingt quatre bières, qui rejoint presque le plafond de la cabane.
"On comprend, on comprend. Tu nous laisses entrer, mec?
- Be sûr, be sûr. Gênez-vous pas! Faites donc!"
Je suis mon cousin à l'intérieur.
La pénombre nous accueille. Nous sommes au centre de la cabane, une bâtisse d'environ dix mètres sur quinze et haute de près de trois mètres. 
Nos yeux, au bout de quelques longues secondes finissent par s'habituer à l'environnement. La buée de cigarette rend la vision difficile. Je distingue des gens assis sur des banquettes de voitures. On dirait des banquettes de voitures américaines, longues et confortables. Je m'approche de l'une d'elles et m'y assois. Des conversations fusent de toutes parts. C'est effectivement de conception américaine. De toute beauté! On a même pensé aux dossiers, reposant contre les sièges, appuyés contre le mur.
Dans un coin de la cabane se trouve une radio d'automobile reliée à quatre enceintes acoustiques, elles-mêmes accrochées aux murs. La radio joue l'air langoureux d'une chanson de Santana Abraxas, "Samba Pa Ti". Carlos Santana se lâche lousse en ce vendredi béni de Dieu. Nous sommes tous au repos, la fin de semaine commence, les filles sont belles et le ciel est rouge à l'horizon. Le soleil sera au rendez-vous, demain... Un couple se lève, s'enlace et s'anime sous la musique du prince du rock latin. Parfois, des émanations de marijuana se rendent jusqu'à nos narines. L'ambiance est à la relaxation et c'est ce qui est bien. On a beau être jeune, fort et vigoureux, la batterie n'est pas éternellement chargée. Le repos normalement compte beaucoup dans la vie d'un adolescent, on se souvient tous de ce fait indéniable. Dormir quatorze heures de suite n'est pas rare, vécu avec un peu de volonté. Quelqu'un me passe une cigarette. Je fais non de la main. On insiste. Je porte la cigarette à mes lèvres et j'aspire. Je pouffe d'une toux forte et rauque. "Merde! Mais qu'est-ce que c'est que c'est ça, pour l'amour?"  C'est avec le corps plié en deux que je fini par reprendre mon souffle, je rejoins la porte et l'air libre. Le cousin m'a suivi, question de prudence.
- Du pot, cousin. Du pot..." qu'il me dit.
Dans la cabane, une chanson débute : "Black Magic Woman". "Je pense que je suis gelé... dis-je en relevant le dos. Je cherche encore mon souffle cependant que l'air s'infiltre en moi, l'air de la chanson.
- Ça sent le sud, dis-je, en me retournant vers la cabane et sa noirceur.
- Pourquoi tu dis ça?
- J'ai la bouche pâteuse. J'ai le goût de me déhancher...
- Voyons donc!
- Je te le dis, mec!
- Une "ride" de bicycle, ça te dit, cousin?
Il me propose une course sur sa moto, une Honda 750 de l'année. Il a suffit que j'opine de la tête pour que le cousin se précipite sur sa bécane. Nous rejoignons tout de suite l'autoroute 11, la route qui traverse Earlton et sa périphérie.

Le visage au vent, la bouche et les yeux grands ouverts, je me laisse emporter sur le deux roues. Je suis sur un nuage et je ris bêtement dans le ronflement de l'engin, aux anges. Quelle belle vie! C'est la toute première fois que j'atteins un tel niveau d'exaltation et je dois dire aujourd'hui que l'émotion qui me prenait alors à la gorge revient de temps à autre, lorsque je suis au comble d'un bonheur. Des moments qui s'avèrent rarissimes au mitan de la vie. Mais je n'ai pas encore vingt ans, j'ai connu peu de souffrances, le regard que je porte sur la vie est neuf, inexpérimenté. Tout voir et tout connaître, la vie est tellement longue à cet âge et... tellement belle.

Nous avons roulé une bonne vingtaine de kilomètres avant de faire demi-tour et rejoindre la "gang" rassemblée devant un grand feu de bois ceinturé de larges pierres des champs. La soirée terminée, les braises fumantes du foyer délaissées en raison de maringouins assassins à nos trousses, nous nous sommes tous rendus au restaurant du village, le second restaurant, celui du bout de l'agglomération, à son extrémité sud. Nos fins de semaines se dérouleront toutes ainsi, à danser sous des airs d'été, à boire et discourir devant un feu de bois ou au restaurant, face à un bon "Club Sandwich" fait d'œufs, de bacon, de poulet, de salade et de tomates répartis  sur trois épaisseurs de pain blanc grillé au "Toaster", en français, au grille-pain. Le tout souvent complété par une pointe de tarte aux pommes servie avec crème glacée à la vanille. Ce qui était cochon, c'était d'ajouter un sirop d'érable à la crème glacée! Mium, mium, mium! La veillée se terminait chacun de son côté. Les fins de semaines, j'étais invité à rester chez mon oncle et ma tante Léveillé, dans une belle petite maison sise au centre d'Earlton. J'étais reconnaissant pour l'hospitalité, la gentillesse de ces gens me faisait chaud au cœur et je le leur rendait en étant courtois et polis en tout temps. "Si je peux servir, qu'on ne se gêne pas", que je leur disait...
Un soir, un samedi soir de pluie, mon oncle a cogné à la porte de ma chambre. En soi, c'était déjà extraordinaire qu'il se présente ainsi, à la porte de ma chambre, de surcroît à une heure aussi tardive.
Intrigué, j'ai ouvert la porte et j'ai fait signe à mon oncle d'entrer, ce qu'il a fait, peu empressé. Il déclare tout de go, sans ambages, en s'essayant sur mon lit :
"Ton père vient de m'appeler. Il a rejoint Donald Sigouin et c'est par lui qu'il a appris ton départ et ton embauche chez Roland Gamache. Roland lui a donné mon nom et voilà : Il voudrait que  tu l'appelle demain matin. Il dit qu'il a une excellente nouvelle à t'annoncer.
- Une excellente nouvelle?
- Oui. Il a du travail pour toi, en Abitibi.
- Un job?
- Oui, monsieur!
- Mais mon oncle : J'AI du travail ici. Payé, logé, nourri et même lavé!
- Ton père veut t'avoir à côté de lui, que veux-tu que je te dises, mon gars?
- Vous avez raison : Il veut que je revienne...
- Alors, tu l'appelles?
- Demain matin, oui. 

                                                    ************

"Papa. C'est Yves.
- Yves! Il est temps que t'appelles, garçon! J'ai des nouvelles pour toi.
- Ah oui?
- Oui, Un de mes amis vient d'acheter le "Calex". Il vient de le mettre à terre et il a besoin de bras pour faire le ménage de la place.
- Le Calex?
- Oui. L'ancienne station d'essence, sur le chemin d'Évain. Tu sais, celle qui est à la sortie de la ville."

Je me souviens très bien de la bâtisse. Une construction des années soixante située à la limite ouest de Noranda, à moins de deux kilomètres de la ville, tout de suite après une longue courbe d'asphalte. "Et qu'est-ce que ton ami a prévu pour moi comme travail? fis-je, trrrrèèèès calme, en apparence.
- Tu vas devoir déclouer de la planche, fiston! À raison de cinq piastres de l'heure!
Choqué, je me suis mis à calculer comme un fou. Sur la ferme des Gamache, je me faisais cent vingt dollars en cinq jours, à raison de quarante heures de travail. "120 divisé par 40 égale trois dollars l'heure. Papa m'en offre cinq. Enfin, son "chum" m'en offre cinq." Je ne serai plus neuf ou dix par jour d'ouvrage.
" J'ai pas de moyen de transport. Comment veux-tu que je me rende au Calex?
- Gerry va passer te prendre à la maison.
- C'est gentil...
- Et puis? Qu'est-ce que t'en dis, Yves? Ça t'arrangerais de rendre service à un de mes amis?
- D'accord. (Dit de cette façon, difficile de dire non...) Je vais le faire! Tu viens me chercher?
- Demain?
- Demain. Oui. J'appelle monsieur Gamache pour lui apprendre la nouvelle.
- Tu peux laisser faire : J'ai déjà appelé. Monsieur Gamache a dit qu'il ferait suivre tes affaires demain matin.
- Chez mon oncle!
- Chez ton oncle. O.k. On se reparle demain, vers quatorze heures, au resto du village.
- Celui du centre?
- Oui, c'est celui-là. Salut, mon gars.
- Salut, p'pa.

Papa ne le sait pas mais je suis complètement vidé. Plus de cabane blanche, plus de tours de bécane, plus de boucane, plus de filles avec qui danser... Qu'est-ce qu'on ne ferait pas pour son père!

Mais je suis réaliste et je me fais vite à l'idée de repartir vers le Québec, étant donné la fin de la période des foins. L'herbe emmagasinée, l'ouvrier n'a plus sa place. Adios! Yé répart pour mieux conquérir le monde! Je m'en vais à la conquête de planches, oui, des centaines de planches attendent mon marteau et ma barre à clous. Chaudières, tenez-vous prêtes, Beaulieu s'en vient vous refaire une nouvelle vie! Je suppose qu'une fois les planches déclouées, il restera à redresser les clous, han? C'est comme dans la suite des choses. Je me vois déjà, assit sur ma première pile de planches déclouées, une chaudière pleine de clous tordus à mon côté, une tête de barre à clous autour de ma cuisse, le marteau derrière mon ceinturon de cuir, prêt à bondir entre mes mains...


 Je travaille à cinq piastres de l'heure, un gros maudit cinq piastres de l'heure! J'ai pas encore commencé. Je sais pas encore si c'est intéressant ou non, enlever des clous d'une pièce de bois. Ça ne doit pas être pire que de nettoyer un enclos à cochons, je crois bien.

J'aime mieux ce côté-ci du cinq dollars canadien. Il s'agit d'une scène de hockey, une scène typique au Québec. Revenons à nos moutons. Me revoilà parti pour la gloire! Une autre scène de ma vie se présente, pourquoi ne pas la saisir à bras ouverts?

La découverte de cet autre univers qu'est l'agriculture m'a donné le goût de voir et d'entendre autre chose. Je veux aujourd'hui me détacher de ce quotidien qui est le miens depuis l'arrivée en Abitibi. Je désire regarder d'autres lieux, d'autres couleurs. Le vert des arbres, le bleu des lacs, c'est terminé. Je veux le monde! Fini de lire sur lui, il faut que je le voie, que j'aille le sentir de plus près. Une fois, juste une fois mais une fois pour toute. J'ai une certitude et c'est ce qui importe... Quand? Je ne le sais pas. Par contre, c'est pour bientôt. C'est le début de la fin et c'est sur cette pensée que je quitte Earlton et ses terres. De retour au bercail, il me sera facile de rêver à ce monde qui m'attend. Je n'aurai de cesse de préparer ce voyage vers l'inconnu. Mon cœur bat à rompre, ma vie une fois de plus va changer. Je suis à la veille de prendre une fourche et je souris déjà à l'avenue que j'emprunterai...

C'est tard dans l'automne qu'est arrivé la fin du contrat. Le Calex désormais est à terre, empilé planche sur planche, dénué de tout clou. 

Devenu ambidextre à force  de vouloir manier le marteau et la barre à clous en tout équilibre, c'est à dire en donnant à mes bras un exercice égal dans le maniement des outils en ma possession, je fais en sorte que la force de ces derniers s'équivalent en tout temps. En effet, j'ai le douci de ma personne, je veux être zen avec mon corps. Si je n'appartiens à aucune ligue sportive, j'ai quand même des qualités physiques indéniables d'un athlète. Je suis svelte, haut d'un mètre quatre vingt et j'aime beaucoup l'activité sportive. Non, non, je ne parle pas des effets bénéfiques d'un hamac sur le corps. Je parle des effets de l'eau sur le corps, du corps engagé dans une nage effrénée. De la course à pied et de la marche surtout. Toute ma vie, j'essaierai de faire un juste partage des équilibres, intellectuels et physiques. Cinquante, cinquante. Étant asthmatique, je me dois également d'être prudent. Chercher à développer ses capacités pulmonaires ne signifie pas se lancer dans l'alpinisme, à l'assaut d'une montagne...

On dit que vivre en montagne peut être bénéfique pour tout être ayant le souffle court. J'ai presque le goût d'aller à la rencontre de Carmelo Flores Laura, cet homme qui dans près de quarante ans (i.e en 2013), aurait 123 ans, serait le doyen de la Terre et vivrait toujours au large du lac Titicaca, en Bolivie. À vrai dire, j'y serais à l'aise, au côté d'un lac et d'un sage.


Je suis de retour à la maison. Il n'est pas question pour moi d'un retour à l'école. Aussi, je m'oriente vers les travaux élémentaires : Je fend du bois, je ramasse les pierres et les retire de la plage du lac, en les plaçant de chaque côté des limites du terrain. De temps à autre, je pars en forêt. Quelques jours, pas plus... L'hiver venu, quand le bois est entré en la demeure, lorsque la neige a été déblayée tout le long du trottoir de pierre et ce, jusqu'au chemin, je peux enfin me rendre sur le lac et déglacés les trous faits il y a des semaines. La pêche blanche, il n'y a rien de mieux que ça pour te tenir réveillé! Tu enlèves la glace de tes trous, tu tires sur la corde, jusqu'à voir l'appât. Tu changes d'appât, tu remets un beau mené au bout de l'hameçon, tu vérifies si le petit poids est toujours accroché à la fin de ton bout de ligne en acier puis tu rejettes le tout à l'eau, de manière à ce qu'au bout d'un certain moment, ta ligne devienne molle. À cet instant, tu remontes ta ligne de quelques neuf ou onze centimètres; ainsi, le mené se retrouve à quelques centimètres du sol et le petit pavillon de bois rouge qui forme ta canne à pêche à la tête levée. Si le poisson mord et ferre bien sa proie, le pavillon tombe vers le trou fabriqué dans la glace; lui-même retenu par un petit amas de glace, il joue à merveille le rôle d'annoncer une prise.   
 

11 de ...

 Dans un prochain jet : Les forces...


  

samedi 10 août 2013

L'autre ferme

Monsieur Sigouin a tenu parole. Laissé seul sur la rue Principale d'Earlton avec pour seul bagage mon havre-sac, je me tourne vers le restaurant et y entre. J'ai pris un café, un deuxième. Je terminais le troisième quand un homme est entré à son tour. Sitôt la porte refermée, il s'est tourné vers l'assistance, c'est à dire vers la serveuse et moi puis il a demandé :
"J'ai besoin d'une paire de bras. T'es occupé? Are you busy? 
- Je suis pas occupé du tout. Si vous le voulez, je vous suis tout de suite!
- Bon. Eh bien, amènes-toi! Pas de temps à perdre à jaser...."
Déjà, il empoigne la poignée de la porte.
Ce faisant, il se retourne vers la serveuse et dit :
"Il vient tout juste d'arriver, hein?
- Oui, Roland. À peine une demi-heure. 
- Merci, Linda. Je te revaudrai ça!"
La serveuse avait appelé l'homme à mon insu et lui avait dit à propos de moi. La main-d’œuvre était donc si rare?
Je me suis levé et j'ai suivi Roland. Il se dirigeait vers son camion, un gros Ford rouge de l'année, une caisse arrière de deux mètres et un moteur mais un de ces moteurs! Jamais je n'avais roulé dans pareil monstre. Impressionné, j'espérais la suite des événements...

Une fois sur l'autoroute, l'homme a dit :
"Je te donne cent piastres par semaine. T'es logé et nourri du lundi au vendredi. La fin de semaine, tu fais ce que tu veux mais il faut que tu sois à la ferme dimanche en soirée, avant dix heures, parce que la journée commence tôt le lundi.
- Vous voulez dire à cinq heures?
- Tu connais la routine? T'as déjà fait le train?
- Oui.
- Tu as de l'expérience?
- Un peu.
- Bon, En tous les cas, bienvenue chez nous!"
Plus un mot n'a été dit après cette brève conversation. Le camion a fini par quitter l'autoroute quarante minutes plus tard, pour emprunter une route de terre, sur laquelle on a roulé un autre vingt minutes.  Nous sommes à une heure d'Earlton, au beau milieu d'une plaine de terres cultivées. L'homme a repris la parole, en débarquant du camion.
"J'ai cent vaches à nourrir. La ferme est grande et c'est le temps des foins. On en est à la deuxième coupe de l'été. On a été chanceux cette année, on reconnaît l'aubaine et il faut récolter au plus sacrant. C'est pour ça que t'es ici, le jeune, pour m'aider à rentrer le foin. Ça te fait plaisir?
- Je vous dirai ça demain, si ça ne vous dérange pas, monsieur.
- Appelle-moi Roland. On va quand même faire un bout ensemble...
- D'accord. Moi, c'est Yves. Yves Beaulieu. Vous pouvez m'appeler Yves."
Une belle dame s'est amenée et nous a reçu dans sa cuisine.
Une vaste pièce où trônent une table en bois massif et règne une bonne odeur de viande, de légumes bouillis et d'épices. Une tresse d'ail est pendue sur le coté droit d'une cuisinière électrique, une General Electric.  Sur la gauche, des poêles en fonte de toutes les dimensions pavanent, prêtes à servir. Je me suis avancé pour humer le bouilli de légumes.
"C'est ce qu'on mange ce soir, mon gars. En attendant, on se repose, c'est dimanche. On ne travaille pas le jour du Seigneur...
J'ai pensé : "Merci, mon Dieu!"
- Su tu veux visité les lieux, t'as beau le faire. La camionnette est là, si t'en as besoin. Fais pas le fou avec, par exemple...
- Pas de danger, m'sieur. Je sais pas conduire.
- Va falloir pallier à ce problème, je crois bien...
- Vraiment?
- Ouais. Et pas plus tard que tout de suite, sacre bleu! Marie, passes-moi les clefs du Ranger. J'ai de l'éducation à faire!
- Tout de suite? Eh bien, merde alors. Merçi!
Cette exclamation a été suivie d'un haussement de sourcil assez ponctué merci. Roland n'entendait pas entendre le plus petit juron dans sa maison, c'est certain.
- Pardon, monsieur. Je veux dire, Roland. L'excitation, vous comprenez? 
- Dans le champs, c'est correct mais pas dans la cabane," rétorqua le fermier.
J'ai senti, ce moment là, que je serais bien ici sur la ferme des Gamaches.

Le lendemain matin, tout de suite après m'être bien rempli le ventre, car il faut le dire la bouffe est bonne sur la terre. On a qu'à regarder les gens en campagne pour constater qu'ils ont les joues plus roses qu'ailleurs; en fait, ils sont pétants de santé.
J'espérais devenir comme eux, dans mon moi profond...
Nous nous sommes dirigés Roland et moi vers l'étable. La première pièce visitée est la salle du réservoir de lait. Tout est en stainless, J'en reviens pas! Chez moi, seul l'évier de la cuisine est en stainless.
"Tu veux goûter?
Roland me tend une louche pleine à ras bord de lait, chapeautée de crème. Je la prend puis j'aspire le tout d'un trait.
- Maudit que c'est bon. Pur comme ça, ça ne se peut pas! Un peu plus je disais "Merde!" monsieur Roland.
- Lâche le monsieur tout de suite, Yves. Tu auras l'occasion d'en boire souvent de ce bon lait, si t'aimes le job, bien entendu.
- Bien entendu.
- Passons. Attelons-nous aux vaches, à cette heure! Le fermier tourne déjà la poignée d'une autre porte. Celle-là donne sur une vaste pièce rectangulaire, faite en largeur et peu profonde. Une plateforme, apparemment de béton, nous fait face. Derrière, il y a un mur traversé de deux portes coulissantes, d'à peu près deux mètres en largeur comme en longueur, présentement toutes deux fermées. L'une se trouve à l'extrémité gauche et l'autre, à droite complètement.

Roland enfonce le bouton rouge d'un bidule connecté à un gros fil électrique suspendu au plafond. La porte de gauche s'ouvre et laisse entrer une vache dans la salle. La vache enjambe la plateforme, tourne à droite parce que des barreaux articulés en stainless l'empêche de se mouvoir autrement. Elle continue sa marche pour atteindre l'autre bout de la plateforme et quand finalement elle s'arrête, une sorte de porte de barreaux également en stainless se referme derrière sa masse, ce qui je le conçois, l'inc à se tenir tranquille, prise dans cet espace restreint.
Une autre vache pénètre dans l'enceinte de la salle de traite et se dirige instamment vers sa consoeur pour être enfermée à son tour. Deux autres ruminants suivent et se laissent encloisonner de la sorte.
Roland s'est approché de la première. Muni d'un linge blanc, il s'avance encore et commence le nettoyage des trayons. Affairé, il ne s'aperçoit pas que ses gestes sont calculés, minutieux. Combien de fois a-t-il répété ce manège dans sa vie? Je ne le sais pas mais cela semble inné chez lui... Il lave deux trayons, retourne la serviette à l'envers puis lave les deux autres trayons, en se servant des coins du tissu. Il jette cette serviette aux rebus, s'empare d'une autre et recommence le processus du lavage. Enfin, il se détourne un instant de la bête. Accroché à une chaînette, un attirail attend, prêt à l'utilisation. Le fermier s'empare des quatre manchons trayeurs et les pose sur les trayons de la vache; ceux-ci, vraisemblablement, servent à siphonné le liquide, reliés à un réseau de tuyaux qui s'étend au-dessus de nous et qui ramène le lait vers l'énorme réservoir vu précédemment. Je me trouve dans une salle de traite électrique. "Wow!" Je n'aurai plus à traire des vaches de mes mains. Quelle joie! Je n'étais vraiment pas à l'aise avec tous ces pis... 
La première vache se voit peu après libérée de son enclos. La porte de droite s'ouvre, laisse sortir madame puis referme la sortie. 
C'est alors que Roland me tend une nouvelle serviette.
"Montre-moi maintenant, mon gars", dit-il un grand sourire affiché sur ses traits... Je saisi la serviette humide et commence le lavage des trayons de la seconde vache.
Une minute passe, puis deux. "O.k. Tu fais l'affaire! Continue comme ça, je m'occupe de mes autres chéries...
Oui, oui. Je lave quand même les pis de vache mais au moins, je ne les touche plus directement, comme avant. Une serviette sépare mes doigts des trayons et cela me sied à ravir. C'est juste qu'à ce moment précis de ma vie, j'ai cette nette impression de saisir un pénis et ça, c'est pas drôle à vivre. J'ai beau me dire que ce sont de simples pis de vache, je n'arrive pas à me défaire de cette idée saugrenue. Heureusement, les semaines à venir me feront perdre cette appréhension. Je ne le sais pas encore mais je vais conduire le tracteur dans le champs et je vais le faire basculer sur le côté...

"Bon. Je te montre : Tu prends ton papier et tu l'ouvre bien grand dans le centre de ta paume. Retiens-le avec ton index, comme ça. Tu vois?" Je hoche la tête. Roland poursuit le cours. "Assures-toi que tu as le vent dans le dos quand tu t'en roule une... C'est pas intéressant de perdre le tabac pour un coup de vent, je t'en passe un papier!" Ce disant, il dépose une petite quantité de tabac blond au centre du papier et l'étend sur toute la largeur du papier, de manière à ce que le tabac forme une ligne égale et droite. Cependant que l'index de Roland tient un bout du papier à cigarette, les autres se mettent à rouler les côtés non retenus, avec une dextérité telle qu'au bout de quelques secondes, une cigarette ressortait de la manipulation. Droite et uniforme. Tout ça, d'une seule main car l'autre est occupée à conduire le tracteur en mouvance! Il ne reste plus qu'à lécher une mince bande de colle et le tour est joué. Je suis ébahi, presque fier d'avoir assister à pareil exploit.

Roland m'invite à faire un essai... J'ai de la difficulté à me rouler une cigarette avec les deux mains, alors avec une! Je commence donc par prendre la place de mon instructeur, je m'assied sur le banc du tracteur. Je démarre en première et pendant que le véhicule avance, de la main droite je place ma blague à tabac entre mes jambes. Cela fait, tandis que je reprend le contrôle du volant avec ma main gauche, de la droite je fouille dans la poche de ma chemise et déniche le papier à cigarette. Du Vogue, qui plus est. 
Je m'aide des deux mains pour sortir le papier de son emballage, tout en conduisant. Je glisse celui-ci dans le centre de ma paume droite, je le tiens avec l'index, comme Roland m'a montré. Jusqu'ici tout va bien, j'ai le contrôle. Nous y voilà! Il faut maintenant que je place le tabac au centre de ce petit papier. Comment faire? J'ai les deux mains occupées!

Je me souviens subitement que Roland s'était servi de ses genoux pour conduire le tracteur lors de cette manœuvre. Je fais de même; les genoux poussant contre le volant, j'en profite pour soutirer une pincée de tabac de la blague qui est entre mes jambes. La sueur au front, je vérifie que le tracteur est bien en ligne avec le sillon de terre et rassuré, je poursuis avec la cigarette. La pincée de tabac est placée au centre du papier. Je reprend alors le contrôle du volant de ma main gauche parce que la main droite elle est pleine. Pour venir à bout de rouler la cigarette, je dois délaisser un instant la vision du champs cultivé pour regarder ce que je fais de ma main droite. "Merde"!

- Quoi? dit Roland, qui marche toujours à mon côté, c'est à dire à côté du tracteur.
- Merde et re-merde! J'y arrive pas!
- Prends ton courage à deux mains, garçon. Faut juste un peu de patience...
Je m'applique du mieux que je peux à enligner le tabac dans le centre du papier, toute ma concentration rivée sur la main qui tente de rouler le tabac dans le bon sens.
Et puis, ce que j'avais en aversion se produit : Un coup de vent souffle sur la partie de ma pincée de tabac qui n'est pas tenue par mes doigts! Je regarde mon tabac s'envoler dans l'air et pendant ce temps je perd le contrôle du tracteur. Il semble que j'aie buté contre une roche, une branche, je ne sais pas mais je sais que le tracteur lui est à présent sur une pente, il a quitté le sillon, il est en train de verser sur le côté, il verse sur le côté et j'ai juste le temps de sauter pour éviter une catastrophe.
"Wow!   
-Tu peux le dire encore, le jeune! s'écrit Roland qui lui, vraisemblablement, a vu venir l'accident.
- Pourquoi vous ne m'avez pas averti? Vous le saviez que...
- Que tu t'enlignais pour te désenligner? Pour sûr, mon homme! T'inquiètes, on a ce qu'il faut pour remettre le tracteur sur ses quatre roues. On se reprendra une autre fois, pour ce qui est du roulage de cigarette...
- Je suis pas sûr que je vais le refaire d'une main, m'sieur Gamache. Voyez ce que je viens de faire, bon sang!
Nous sommes au beau milieu d'un champs dénué de foin, je suis à apprendre comment conduire un tracteur et je viens de le faire basculer pour l'amour d'une cigarette roulée d'une main. Il faut le faire! Et le fermier, lui, il se pâme de rire, il se tient les côtes tellement il ne prend pas à cœur l'incident. Une vraie journée de fou!
- Tu sauras mon gars, qu'il n'y a rien qu'on ne puisse réparer sur une terre. Faut savoir prendre les choses avec le sourire, si tu veux mon avis. Sinon, c'est la déprime et ça, il ne faut pas connaître. Pas dans ce milieu, en tous les cas...
- Tu veux une cigarette? demande Roland, qui a reprit un peu de son sérieux coutumier.
- Merci. Non merci. Disons que j'ai plus le goût...
- Tu sais pas ce que tu manques.
- Je le sais, dis-je, le regard posé sur le tracteur.
Le foin venait d'être fauché, tout le champs l'était, on profitait du beau temps et on se maniait les fesses, manière de dire. Le champs rasé, le foin jonchant sa surface, il fallait ensuite passer au fanage puis à l'andainage des herbes coupées. Cela accompli, il ne restait qu'à presser le foin et à le ramasser; en dernier lieu, la récolte se retrouvait dans le haut de l'étable.



Une par une, les balles étaient déposées sur un convoyeur vers le second étage, afin d'être cordées serrées... Cette fois, ce serait Roland qui déposerait les balles et moi, en haut,  qui les enlèverait du convoyeur. Pourquoi? Ma jeunesse, tout simplement. Étant jeune, j'avais naturellement de l'énergie à revendre. À quinze ans, n'est-ce pas, rien n'est impossible. On a la force et l'endurance et ça nous fait du bien de bouger et de forcer!  Voilà comment on coupait le foin au Québec,  il n'y a pas si longtemps encore... 

À vrai dire, je me souviens avoir contribué à la récolte du foin en me tenant debout sur la "wagon" (prononcé : wagonne), une large plateforme de bois remorquée par le tracteur de Roland. Je me tiens derrière la presse à balles; au fur et à mesure que les balles de foin sortent, je les prend et me rend à l'arrière de la plateforme pour les placer en rang serré, les unes contre les autres. C'est ainsi que je construirai un premier pan de mur, haut de près de trois mètres, puis un second et ainsi de suite. Les champs des Gamache sont grands. Plusieurs voyages de foin m'attendent cet été...

À la fin de l'après-midi, vers 17 heures, la wagon chargée à ras bord, nous retournons à la ferme. Le voyage de balles de foin, des balles longues de près d'un mètre, moitié moins en largeur et d'environ quarante à cinquante centimètres d'épaisseur, pesantes ou non dépendamment d'un temps ensoleillé ou pluvieux, ce voyage dis-je, est totalement entré sous le toit de la grange et cela, avant le repas du soir. Tant et aussi longtemps qu'il fait beau, on rentre le foin, parfois tard le soir, selon les humeurs. La récolte est bonne à le souhaiter, nous avons tous le sourire facile et le train-train de la vie en campagne commence vraiment à me plaire. J'ai perdu ma graisse de bébé mais j'ai pris du poids, ce qui me confère une belle silhouette. Je ne suis plus le grand maigre, celui que jadis on a appelé la girafe, la grande flûte, le "Q Tip", le fendant, le flanc-mou, le grand sec, etc. Je suis maintenant plus large des épaules, les muscles se sont mis à saillir et mes vêtements sont devenus trop petits. Il va falloir que je me présente chez mon oncle Léveillé, heureux propriétaire d'un commerce de vêtements à Earlton.

Du haut de mon mètre quatre vingt, je me sens merveilleusement bien. L'asthme est en régression, l'activité physique aide les poumons. La bouffe est bonne, les légumes de la terre, les desserts surtout, tout cela contribue à mon bonheur. Les filles sont rares sur la terre, j'en vois rarement. J'ai même oublié le prénom de la fille de monsieur Sigouin... Il est vrai que je n'aurais pas beaucoup de temps à leur accorder, tant il y a des travaux à réaliser. J'ai finalement vu des filles lors de mon premier vendredi soir de congé. J'ai cent vingt dollars en poche, une paie de cinq jours. Je suis avec mon cousin et nous nous rendons au bout d'Earlton, sur sa motocyclette, vers une petite cabane blanche nichée au fond d'un champs non loin de la route.   

 10 de ...




   












Dans un autre jet :  Les clous, parents à north bay, forces





mercredi 7 août 2013

Je suis occupé...



... à penser. L'heure viendra où ce que j'aurai cogité se révélera dans une encre noire... Il n'y en a plus pour longtemps. Désolé. Patience. La feuille est prête. Je le suis presque.